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lement dans aucune partie de l’organisme, nous n’avons de notre existence personnelle qu’une notion sourde et indistincte, comme si notre conscience était éparse et diffuse dans le corps entier. Au contraire, si nous faisons un effort d’attention, ou si nous éprouvons dans une région déterminée du corps une vive douleur, la localisation du moi se précise ; notre moi passe tout entier dans l’organe où s’est portée notre activité, dans la région du corps où nous sentons cette douleur. Le moi est donc localisé par rapport au corps, dont il nous semble occuper tantôt toute l’étendue, tantôt une région particulière. — Et le corps lui-même, comment le localisons-nous ? Nous en localisons les diverses parties les unes par rapport aux autres ainsi je détermine la position de ma tête ou de mes jambes par rapport au buste, celle de ma main par rapport au bras, et celle du bras par rapport à l’épaule. Quant au corps lui-même, considéré dans son entier, c’est un objet, un objet comme un autre, qui n’a pas dans nos perceptions de place réservée. À chaque moment de notre existence, nous le localisons par rapport à l’ensemble des objets que nous percevons ou que nous imaginons actuellement. Sans doute nous avons une tendance à nous le représenter comme situé au centre même de l’univers ; mais c’est uniquement parce que la connaissance que nous avons du monde s’étend à peu près autant dans un sens que dans l’autre, de sorte qu’en moyenne notre corps occupe le centre de toutes nos perceptions possibles. A priori, il n’y a aucune raison pour que nous nous croyions placés au milieu du monde plutôt qu’au bord ou dans toute autre situation. Et, en fait, il est fort rare que notre corps nous semble occuper justement cette position centrale. Si, d’un point de vue élevé, je considère une vaste étendue de terrain, j’imagine plus d’espace devant moi que derrière ; au contraire, quand en marchant dans une rue j’arrive au fond d’une impasse, j’imagine plus d’espace derrière moi que devant. Je suis accoudé à ma cheminée : actuellement l’espace, et on pourrait dire le monde, se borne pour moi à l’étendue de ma chambre ; et pourtant ce n’est pas au milieu de cette étendue, mais sur le bord, que je me vois placé. Ainsi, le plus souvent, notre corps ne nous semble pas situé au milieu de l’espace, mais plutôt dans une position excentrique. C’est même à cette condition seule que nous pouvons avoir conscience de ses mouvements. En effet, si notre corps nous paraissait toujours situé au centre de l’espace, il devrait nous sembler toujours immobile ; mais c’est ce qui n’a pas lieu en réalité. Ainsi, quand je me promène dans ma chambre de long en large, ce n’est pas ma chambre qui me semble se déplacer par rapport à moi, mais moi par rapport à ma chambre. Notre corps peut donc