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LA MATIÈRE BRUTE ET LA MATIÈRE VIVANTE


Depuis longtemps mon esprit est en possession des idées que je vais émettre. Elles sont dans des rapports de connexité étroite avec celles que j’ai sur le temps et la liberté. Déjà elles me guidaient lorsque, dans l’effervescence et la présomption de la Jeunesse, je tentais une classification des sciences fondée sur l’élimination de plus en plus parfaite du premier de ces deux facteurs[1].

Dans ce laps de trente années, elles se sont naturellement modifiées, développées, transformées ; mais le fonds est resté. À plusieurs reprises j’ai soutenu que l’état initial de l’univers doit avoir impliqué la conscience et la liberté[2] ; que l’homogène ne peut engendrer que l’homogène, et par suite que les existences ont eu pour origine première l’hétérogénéité ; que le ferment de l’hétérogénéité progressive est l’intelligence, et que de là le monde évolue vers la pensée[3] ; que le terme de l’univers physique est l’équilibre absolu, celui de l’univers intellectuel la pensée immobile régnant sur la matière absolument assujettie, et que ces deux termes sont également inaccessibles[4].

À ces fragments épars, et souvent écourtés, je me proposais d’ajouter un nouveau fragment dans des articles destinés à développer et à compléter en partie mes vues sur la liberté. Les philosophes — et j’en suis — sont volontiers coureurs d’aventures. Ils aiment à contempler l’invisible, à toucher l’impalpable, à lier connaissance avec l’inconnu. Aussi se voient-ils traiter, non toujours sans raison, de songe-creux, par ceux qui s’intitulent eux-mêmes les vrais savants. Mais on pourrait bien souvent, ce me semble,

  1. Voir mes Prolégomènes de la géométrie, 1860, p. 37 et suiv.
  2. Voir ma Psychologie comme science naturelle.
  3. Dans ma Loi mathématique applicable à la théorie du transformisme (Revue scientifique du 13 janvier 1877).
  4. Dans mes articles sur les Réves et sur la Liberté (Revue philosophique, 1879, 1880 et 1882).