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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

avoir lieu, et l’avenir de l’univers est écrit dans le moindre de ses atomes. Ces atomes mettez-les à la place qu’ils occupaient au commencement des temps, et les destinées du monde se dérouleront dans le même ordre que par le passé, et elles aboutiront inévitablement de nouveau à l’état de choses actuel.

Voilà ce qu’affirme certaine science positive, et, intransigeants à l’excès, beaucoup de ses adeptes n’admettent pas que l’on discute ses oracles.

Mais, fille elle-même du doute et du désir de connaître, ayant semé sur ses pas autant de ruines que d’édifices, elle ne doit pas s’offenser de voir accueillies avec incrédulité ses spéculations. Car, remarquez-le bien, ce sont là autant d’affirmations sans preuves. On n’a pas encore isolé d’atomes ; on ne sait ce que c’est qu’une combinaison, personne n’a encore vu dans l’eau les atomes de l’oxygène et de l’hydrogène ; on ne sait pas ce que c’est qu’un cristal, à plus forte raison ce que c’est qu’un organisme, ni comment il peut vivre, sentir, penser, vouloir. Personne n’a encore vu se faire et encore moins n’a fait de l’albumine avec de l’eau, de azote, du carbone, du soufre, que sais-je ? De quel droit proclamer la constance et l’inhérence des propriétés de l’atome, et tout ce qui s’ensuit ?

Or, spéculation pour spéculation, m’autorisant de l’exemple même donné par ces savants qui, à les en croire, n’avancent rien sans être à même de le justifier, mais ne sont rien moins que circonspects, je me hasarde à reconstruire l’univers sur un autre plan, en m’astreignant, autant sinon plus qu’eux, à me tenir aussi près que possible des résultats acquis de la science.

Ma thèse peut se résumer en quelques mots : les propriétés des atomes ne sont pas immuables ; elles ne leur sont pas inhérentes, mais elles leur sont, partiellement au moins, venues du dehors. La matière non vivante ne peut engendrer la vie ni, par conséquent, la sensibilité et la pensée. Les organismes ne sont pas des combinaisons assimilables à celles de la matière brute. L’univers n’est pas soumis à des lois fatales, et, s’il recommençait ab ovo, rien ne nous assure qu’il repasserait par les mêmes phases, bien au contraire ; les lois dites fatales sont les résidus d’actes primitivement libres. L’intelligence, sœur inséparable de la sensibilité et de la liberté, est le véritable démiurge.

Ces thèses sont tout juste le contre-pied de celles de la science positive. Je vais essayer de les rendre plausibles.