Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
135
BEAUSSIRE. — l’indépendance de la morale

des éléments essentiels et des conditions nécessaires de son idéal. Or l’idéal moral garderait pour la conscience toute sa valeur alors même qu’il n’aurait jamais été et qu’il ne pourrait jamais être réalisé. Il gardera aussi son intérêt pratique, si la réalité, sans le reproduire complètement, peut seulement s’en approcher. Les aliénistes ont cru observer des cas où la personnalité se dédouble, où l’unité du moi paraît entièrement rompue. Dans ces cas exceptionnels, tous les moralistes admettront qu’il n’y a pas de place pour la responsabilité morale. En dehors de ce dédoublement absolu, tout le monde reconnaît qu’une certaine unité personnelle se manifeste à des degrés divers dans la vie consciente. Le moraliste pratique et le criminaliste apprécieront à quel degré elle se rapproche suffisamment de son idéal métaphysique pour donner lieu à une responsabilité effective. Ils procéderont à la façon des mathématiques appliquées, où l’on n’’exige pas la réalisation parfaite de la figure géométrique, mais seulement sa reproduction approximative.

La question est la même pour la liberté. Il entre dans les actions humaines trop d’éléments de toute nature pour que la liberté y soit jamais entière ; mais il y a une infinité de degrés entre l’absence de toute liberté et son idéal métaphysique. L’appréciation du degré de liberté que peut réclamer la responsabilité morale est exposée aux plus redoutables erreurs, mais ces erreurs mêmes ne sauraient infirmer le principe, pas plus que les erreurs dans l’application des théorèmes de la géométrie ou des formules algébriques ne portent atteinte à la vérité idéale des mathématiques.

L’idée de la vie future ne demande aux faits aucune confirmation, même approximative. Elle est purement et exclusivement d’ordre rationnel. Elle a sa place en métaphysique au nom de divers arguments, dont les uns sont empruntés à la métaphysique elle-même et les autres à la morale. C’est par ces derniers seuls qu’elle peut intervenir dans la morale. Elle y est appelée pour donner sa consécration suprême à notre idéal de justice. La conscience ne s’y attache que par un besoin tout moral. Non seulement la satisfaction de ce besoin ne dépend d’aucune considération étrangère à la morale elle-même, mais la conscience resterait indifférente à une immortalité toute métaphysique où son idéal propre n’aurait aucune part, et elle repousserait une immortalité qui n’aurait pour effet que de perpétuer, en les aggravant, les iniquités de la vie présente.

La morale se fait enfin son Dieu, et elle l’oppose à toute autre idée de Dieu qui peut servir de base à un système métaphysique ou à un dogme religieux. Toutes les démonstrations de l’existence de Dieu, comme toutes les démonstrations des autres vérités métaphysiques,