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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

présentent le moi, se développent plus que d’autres et se placent au premier rang. Nous sommes un autre et cependant le même. Mon moi comme médecin, mon moi comme savant, mon moi sensuel, mon moi moral, etc., c’est-à-dire les complexus d’idées, de penchants et de direction de la volonté qui sont désignés par ces mots, peuvent entrer en opposition et se repousser les uns les autres à un moment donné. Cette circonstance devrait avoir pour résultat non seulement l’inconsistance et la scission de la pensée et du vouloir, mais encore l’absence complète d’énergie sur chacune de ces faces isolées du moi, si dans toutes ces sphères, s’il n’y avait un retour plus ou moins clair pour la conscience de quelques-unes de ces directions fondamentales[1]. » L’orateur maître de sa parole, qui en parlant se juge, l’acteur qui se regarde jouer, le psychologue qui s’étudie sont encore des exemples de cette scission normale dans le moi.

Entre ces transformations momentanées et partielles, dont la banalité dissimule l’importance comme document psychologique, et les états graves dont nous parlerons, il y a des variations intermédiaires plus stables, plus envahissantes, ou les deux. Le dipsomane, par exemple, a deux vies alternantes : dans l’une, sobre, rangé, laborieux ; dans l’autre, confisqué tout entier par la passion, imprévoyant, inconscient, crapuleux. N’y a-t-il pas là comme deux individus incomplets et contraires, soudés à un tronc commun ? De même pour tous ceux qui sont sujets à des impulsions irrésistibles et qui disent qu’une force étrangère les poussent à agir malgré eux. Rappelons encore ces transformations de caractère qui s’accompagnent d’anesthésie cutanée et qui ont été signalées par plusieurs aliénistes. L’un des cas les plus curieux a été observé par Renaudin. Un jeune homme dont la conduite avait toujours été excellente, se livre subitement aux plus mauvaises tendances. On ne constata dans son état mental aucun signe d’aliénation évidente, mais on put voir que toute la surface de sa peau était devenue absolument insensible. L’anesthésie cutanée était intermittente. « Dès qu’elle cesse, les dispositions du jeune homme sont toutes différentes ; il est docile, affectueux, comprend tout ce que sa situation a de pénible. Quand elle se manifeste, l’irrésistibilité des plus mauvais penchants en est la conséquence immédiate et nous avons constaté qu’elle pouvait aller jusqu’au meurtre. » Maudsley rapporte des cas analogues qui lui inspirent les réflexions suivantes : « Cette altération spéciale de la sensibilité cutanée est pleine d’enseignements en ce qui concerne les troubles

  1. Griesinger, Traité des maladies mentales, trad. Doumic, p. 55. La bonne étude de M. Paulhan sur « Les variations de la personnalité à l’état normal, » juin 1882, nous dispense d’insister.