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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

diffèrent essentiellement. Il est possible qu’il perçoive quelque chose de simple et de permanent qu’il appelle lui-même, mais je suis bien certain quant à moi de ne pas posséder de principe de cette nature[1]. » On a dit depuis Hume : Par l’effort et la résistance, nous nous sentons cause. C’est fort bien ; et toutes les écoles à peu près accordent que c’est par là que le moi se distingue du non-moi ; mais le sentiment de l’effort n’en reste pas moins un simple état de conscience comme les autres, le sentiment de l’énergie musculaire déployée pour produire un acte quelconque.

Chercher par l’analyse à saisir un tout synthétique comme la personnalité ou par une intuition de la conscience qui dure à peine quelque secondes, à embrasser un complexus comme le moi, c’est se poser un problème dont les données sont contradictoires. Aussi, en fait, les psychologues ont procédé autrement. Ils ont considéré les états de conscience comme accessoires et le lien qui les unit comme l’essentiel, et c’est ce mystérieux dessous qui, sous les noms d’unité, d’identité, de continuité est devenu le véritable moi. Il est clair cependant que nous n’avons plus ici qu’une abstraction ou plus exactement un schéma. À la personnalité réelle s’est substituée l’idée de la personnalité, ce qui est tout autre chose. Cette idée de la personnalité ressemble à tous les termes généraux formés de la même manière (sensibilité, volonté, etc.) ; mais elle ne ressemble pas plus à la personnalité réelle que le plan d’une ville à la ville elle-même. Et de même que dans les cas d’aberration de la personnalité qui nous ont amené aux présentes remarques, une seule idée s’est substituée à un complexus, constituant une personnalité imaginaire et amoindrie, de même pour le psychologue le schéma de la personnalité s’est substitué à la personnalité concrète et c’est sur ce cadre presque vide de tout contenu qu’il raisonne, induit, déduit, dogmatise. Il est clair d’ailleurs que ce rapprochement n’est fait que mutatis mutandis et avec beaucoup de restrictions que le lecteur découvrira de lui-même. Il y aurait lieu encore à bien d’autres remarques ; mais je ne fais pas ici un travail critique.

En résumé, réfléchir sur son moi, c’est prendre une position artificielle qui en change la nature ; c’est substituer une représentation abstraite à une réalité. Le vrai moi est celui qui sent, pense, agit, sans se donner en spectacle à lui-même ; car, il est par nature, par définition, un sujet ; et, pour devenir un objet, il lui faut subir une réduction, une adaptation à l’optique mentale qui le transforme et le mutile.

  1. Tome I, p. 321.