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IV

Ceci nous ramène à la pathologie et nous permet peut-être d’y voir un peu plus clair, de voir au moins que notre hypothèse est applicable aux cas morbides, devant lesquels les partisans d’un moi-entité n’essayent que des faux fuyants ou se récusent.

Bien qu’à l’état normal le sentiment de notre propre corps change de différentes manières dans le cours de la vie, avant tout par cette évolution qui nous conduit de la naissance à la mort, ce changement est d’ordinaire si lent, si continu que l’assimilation des sensations nouvelles se fait peu à peu et que la transformation est insensible, réalisant ainsi ce qu’on appelle l’identité, c’est-à-dire la permanence apparente dans les variations incessantes. Déjà pourtant les maladies graves ou les changements profonds (puberté, ménopause) jettent quelque indécision : entre l’état nouveau et l’ancien, la fusion n’est pas immédiate, et, comme on l’a dit, « au début, ces sensations nouvelles se présentent devant le moi ancien comme un toi étranger qui excite l’étonnement ». Mais si le sentiment général du corps se modifie subitement, s’il se produit un afflux brusque et abondant d’états insolites, alors l’élément fondamental du moi est complètement transformé ; l’individu se sépare de sa personnalité antérieure, il s’apparaît comme un autre. Le plus souvent, il y a une période de trouble et d’incertitude, et la rupture ne se fait pas en un instant. « Le sujet se plaint d’être complètement changé ; il n’est plus lui-même, il éprouve un sentiment étrange et inexprimable ; les objets qui l’entourent, quoique ayant leur aspect habituel, lui semblent pourtant tout différents. Je suis si changé que je me sens comme si je n’étais plus moi-même, mais une autre personne ; je sais que c’est une illusion et cependant je ne peux m’en débarrasser. Les choses les plus plus familières m’apparaissent plutôt comme un rêve que comme une réalité, et, à vrai dire, je suis comme dans un rêve. Il m’est impossible de décrire la sensation de non-réalité que me donne tout ce qui m’entoure… Entre mon moi présent et mon moi passé, il semble qu’il y a une éternité de temps et une infinité d’espace interposées : la souffrance que j’endure est indescriptible. Tel est le langage par lequel ces personnes essayent d’exprimer le profond changement qu’elles éprouvent et que l’observation intérieure ne peut donner, parce que nous ne pouvons pas réaliser dans notre propre expérience un état mental si extraordinaire[1]. »

Quand cet état morbide est fixé, alors, à notre avis, il peut se présenter trois types principaux dans les maladies de la personnalité :

  1. Maudsley, Body and Will, p. 307.