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ANALYSES.g. séailles. Le génie dans l’art.

gauche ou lent à comprendre les leçons du maître, adieu l’homme de génie. Ainsi pensons-nous, et là-dessus tout le monde ne saurait penser autrement. M. Séailles semble d’un autre avis. Il réclame pour le génie des conceptions immaculées suivies d’un enfantement sans travail. Quoi donc, Weber aurait-il écrit le Freyschutz sans les leçons de l’abbé Vogler ? Beethoven aurait-il pu naître « dans une tribu d’Iroquois ? »

S’il en était ainsi, le génie serait bien près d’être un monstre. Or on nous assure qu’il n’est pas même un miracle. Beethoven, Mozart, Sophocle, Phidias sont des types achevés, sans doute, mais dont l’ébauche remonte à plusieurs siècles, Ce qu’il faut de générations pour faire un grand homme, nul ne le sait. Le travail des pères se transmet aux enfants : ils font mieux qu’eux et plus vite. Ils apprennent rapidement, parce que, à proprement parler, ils apprennent ce qu’ils savent. Platon écrivait en esthéticien de génie, le jour où il faisait improviser à Socrate sa théorie de la Réminiscence. L’instrument du génie naît avec le génie lui-même ; l’étude l’aide à prendre conscience de tout ce qu’il peut faire, mais ne le crée point. « Héréditaire ou non, le talent, c’est-à-dire, selon une très heureuse formule de M. Séailles, la tendance à parler le langage de l’art, est inné[1]. » — Le génie est donc fatal ? — Oui et non. On ne devient grand homme qu’à force de travailler, mais on naît grand travailleur. Les grands hommes qui manquent leur vocation, qui n’ont pas eu le temps d’apprendre leur art, parce que, disent-ils, il leur a fallu faire autre chose, sont de faux grands hommes et qui ne manquent leur vocation que parce que la vocation leur a manqué. La langue que parlera l’artiste est comme son langage naturel : le travail l’aidera à le parler correctement, rien de plus. Dans ces conditions, il est permis de dire que l’exécution d’une œuvre d’art n’est que « la conception prolongée, posant pour ainsi dire ses conséquences. » C’est le sentiment et non le procédé qui a créé le langage poétique, inséparable de la poésie même ; le procédé naît du sentiment, — Pourtant le sentiment est un, il est simultané, disons mieux instantané. L’exécution est successive. — D’accord ; mais faire disparaître cette nécessité d’une exécution laborieuse et successive tel est le propre du génie. Les grands tableaux doivent nous sembler peints d’un seul coup de pinceau, Aussi bien la logique de l’art ne se distingue-t-elle pas de celle de la nature, « qui ne crée pas la vie par une juxtaposition de parties mortes, mais par le développement d’un être qu’elle enrichit de plus en plus[2]. »

VII. L’œuvre d’art est accomplie. En elle vit, si j’ose dire, une science inconsciente ; en elle se meut un mécanisme ignoré de l’artiste. N°y a-t-il donc pas une science de l’art ?

L’œuvre d’art est une œuvre qui plaît par elle-même avant d’être comprise ; un tableau nous attire avant qu’il soit possible d’en entre-

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