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a conservé de sincères admirateurs après avoir eu de fervents adeptes. Ses écrits sont toujours lus avec fruit et intérêt par ses compatriotes. Les qualités qui le font à la fois goûter, aimer et souvent admirer sont l’élévation et l’ampleur de la pensée, la richesse de ses vues particulières, l’enthousiasme mêlé de calme et de sérénité qui se fait sentir dans sa manière de traiter les plus hauts problèmes, la pureté et la générosité de ses intentions, le sentiment de vraie philanthropie qui partout respire dans ses ouvrages consacrés à la recherche des questions de l’ordre social et politique. Comme écrivain, malgré l’étrangeté d’une terminologie qu’il croit pouvoir emprunter aux radicaux de la langue allemande et qui souvent favorise le vague de sa pensée au lieu de la préciser, on ne peut lui refuser le talent d’une exposition claire et méthodique, une abondante facilité de style qui ont été pour beaucoup dans les succès de son enseignement et de ses livres. Dans un écrit posthume récemment publié à Genève, l’auteur, qui fut lui-même un esprit très distingué, longtemps dans sa jeunesse en commerce intime avec la philosophie allemande, lui rend ce témoignage : « En général, ce philosophe exerce sur moi une impression bienfaisante. Sa sérénité intime et religieuse gagne et envahit. Il donne la paix et le sentiment de l’infini[1]. » Ce sont là des titres suffisants pour valoir à un philosophe, sinon la gloire, une haute estime et la reconnaissance de la postérité.

En France, les publications de MM. Tiberghien, Ahrens, Pascal Duprat, Wilm, etc., nous ont mis à même de connaître et d’apprécier les doctrines métaphysiques, psychologiques, sociales et politiques de Krause ; son esthétique, ou sa philosophie du beau et de l’art, est restée tout à fait inconnue. Ce n’est pourtant pas la branche la moins intéressante de sa philosophie ; mais, par une fâcheuse destinée, commune à presque tous les esthéticiens modernes[2], cette partie de son enseignement et de ses œuvres n’a paru qu’après sa mort et dans une simple esquisse publiée bar Luitbecker en 1837. Ses leçons, rédigées par ses élèves et d’après ses manuscrits, viennent d’être publiées par les soins des Dr Hohlfeld et Wunsche avec divers appendices et des notes destinées à les éclaircir et à compléter. Afin d’en faciliter l’intelligence, et avant d’en donner analyse, nous croyons devoir rappeler en peu de mots les traits principaux du système de Krause et d’abord la pensée principale qui domine toute sa philosophie.

I. Krause, qui vient après Schelling, peut à beaucoup d’égards être regardé comme son disciple. Par ses traits essentiels, en effet, sa philosophie se rattache à la sienne ; mais, par d’autres elle en diffère. Son auteur a voulu fonder une doctrine indépendante. Son système, où l’on retrouve, avec sa pensée propre, des éléments empruntés à Platon,

  1. H.-Fr. Amiel, Fragments d’un journal intime, t.  I, p. 39.
  2. Solger, Schleiermacher, Hegel, Schelling ; en France, Jouffroy.