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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

autre le cœur ou l’œil, c’est possible. Il appartient aux embryogénistes de trancher la question, et de s’assurer si l’on pourrait soustraire une portion quelconque de la substance de l’œuf, sans entraver gravement le développement normal de l’embryon. Pour notre raisonnement, nous pouvons partir de l’hypothèse assez probable que cette substance n’a pas encore de détermination. Au surplus, il fut un temps où elle n’en avait certainement pas, par exemple, au moment où elle fut prise, digérée et transformée par la mère.

Le germe est tranquille ; il renferme à l’état latent ses puissances évolutives il est relativement stable. Donnez-lui de la chaleur, ses molécules se séparent, et des affinités nouvelles s’y montrent. Le travail d’agrégation commence : d’abord une division bilatérale, puis la séparation de l’avant et de l’arrière, et ainsi de suite. Mais il est clair que l’individualité n’est pas attachée à la matière attirée, à la matière nutritive, elle l’est uniquement à la matière attirante. Peu importe à celle-ci que l’albumine dont elle a besoin soit composée de ces atomes-ci ou de ces atomes-là, du moment qu’elle ne réclame de cette albumine que le mode d’union de ses atomes. C’est ainsi que pour réparer nos forces, tout pain ou toute viande est bonne. Ce qui fera que les molécules du blanc et du jaune vont prendre le caractère individuel, c’est la qualité qui leur est imprimée par les puissances attractives du germe.

Une fois ces qualités fixées dans la matière, celle-ci, ou tout au moins une partie de celle-ci, constitue l’individu et persistera à le constituer jusqu’au moment de sa mort ; et ainsi la vraie raison de la permanence individuelle se trouve dans la matière du germe qui a fait sienne la matière nutritive indifférente. Nous reviendrons sur cette idée et la préciserons davantage quand nous traiterons de la génération.

Malgré la variété des procédés d’incubation, si je puis ainsi dire, on retrouve partout l’uniformité du procédé. La mère prépare une première nourriture pour le germe. Chez les mammifères, elle le nourrit de son propre sang ; chez les oiseaux, l’œuf contient la première provision alimentaire. Les abeilles élaborent le miel qu’elles apportent aux larves emprisonnées dans leurs cellules. Le sphex enchaîne à côté de ses œufs une proie vivante. Le bousier les entoure de fiente en forme de pilules ; les nécrophores les pondront dans des cadavres qu’ils enterreront à cette fin ; les ichneumons, dans des corps vivants. Le papillon déposera ses œufs sur des plantes qui conviendront — comment le sait-il ? — à la chenille. D’autres animaux enfin les laisseront tomber là où eux-mêmes trouvent leur nourriture, se disant que leurs enfants feront comme ils l’ont fait eux-mêmes.