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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

chez des organismes plus rudimentaires encore. Mais qui dit fonction différenciée dit par cela même portion de substance accoutumée à réagir d’une certaine façon. C’est ici que nous saisissons le lien mystérieux qui unit la génération et la mort.

En effet, cet organisme bicellulaire à fonctions différenciées a commencé, disons-nous, par n’être qu’une cellule, et cette cellule en a produit une autre, différente d’elle. C’est un véritable cas d’hétérogénie ; mais ce n’est pas encore la génération dans le sens ordinaire du mot. La génération c’est la production d’un être indépendant. Admettons que la troisième cellule qui se formera est appelée à se détacher. Cette troisième cellule sera véritablement la progéniture. Ou elle naîtra de la première cellule, ou elle naîtra de la seconde, peu nous importe. Prenons, — ce qui est le plus naturel, — que ce soit de la première. Celle-ci aura donc en outre la fonction génératrice. L’autre n’aura, par supposition, que la fonction nutritive. Or, je le répète, qui dit fonction dit habitude, et qui dit habitude dit mécanisme. L’une et l’autre s’useront donc au fur et à mesure qu’elles fonctionneront, et partant seront sujettes à la mort. La mort est ainsi un effet de la procréation, bien que la procréation rende en somme la cellule-mère immortelle, comme l’est une monère. Par là on a la raison de ce fait que beaucoup d’animaux meurent en mettant au monde leur postérité.

Ce n’est pas tout, la cellule neutre, c’est-à-dire privée de la faculté reproductrice, sera pour ainsi dire, le support de la cellule féconde ; ou encore, elle en sera comme la servante ou la protectrice, et elle meurt véritablement après que celle-ci a accompli son œuvre intégrale. Nous avons ainsi le type de ces êtres qui, comme les orthonectides, ne sont que des sacs à œufs ou à spermatozoïdes. Là aussi est l’origine de l’amour maternel, fondement premier de la famille et de l’État, source principale et type de tous les dévouements, de tous les sacrifices, de tous les héroïsmes sans lesquels une société ne peut se créer ni se maintenir[1]. Par là enfin on comprend comment les penseurs, frappés des soins de toutes sortes dont la nature a semblé vouloir entourer le germe, ont pu regarder l’individu comme n’ayant d’autre but que la propagation de son espèce.

Quand, chez l’individu, la masse des cellules neutres protectrices l’emporte de beaucoup sur celle des cellules fécondes, il nous fait l’effet de mourir tout entier. C’est ce qui arrive pour tous les ani-

  1. Ici encore je me trouve d’accord avec M. Tarde (V. n° de juin 1884). Comme lui je pense qu’on ne peut dériver l’abnégation de l’égoïsme, et que, dans tous les cas, l’égoïsme n’est pas la règle naturelle et absolue de l’humanité. (Voir la fin de l’article.)