Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/369

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
365
GUYAU. — l’évolution de l’idée de temps

toute image lointaine donnée par la mémoire, lorsqu’on la fixe par l’attention, ne tarde pas à se rapprocher, à apparaître comme récente : elle prend sa place dans le présent. Je suis un petit chemin que je n’avais pas suivi depuis deux ans ; le chemin serpente sous les oliviers, aux flancs d’une montagne, avec la mer dans le fond. À mesure que j’avance, je reconnais tout ce que je vois ; chaque arbre, chaque rocher, chaque maisonnette me dit quelque chose ; ce grand pic là-bas me rappelle des pensées oubliées ; en moi s’élève tout un bruit confus de voix qui me chantent le passé déjà lointain. Mais ce passé est-il donc aussi lointain que je le crois ? Ce long espace de deux ans, si rempli d’événements de toute sorte et qui s’interposait entre mes souvenirs et mes sensations, je le sens qui se raccourcit à vue d’œil. Il me semble que tout cela, c’était hier ou avant-hier ; je suis porté à dire l’autre jour. Pourquoi, si ce n’est parce que le sentiment du passé nous est donné par l’effacement des souvenirs ; or, tous mes souvenirs, en s’éveillant sous l’influence de ce milieu nouveau, en rentrant pour ainsi dire dans le monde des sensations qui les ont produits, acquièrent une force considérable : ils me deviennent présents, comme on dit. Si j’avais avec moi le chien de montagne qui m’accompagnait autrefois dans mes promenades, il reconnaîtrait évidemment ce chemin comme moi, il éprouverait du plaisir à s’y retrouver, il remuerait la queue et gambaderait. Et comme il ne mesure pas le temps mathématiquement d’après le cours des astres, mais empiriquement d’après la force de ses souvenirs, il lui semblerait qu’il est venu tout récemment dans ce chemin.

La mémoire, c’est le sentiment du même opposé à l’idée du différent et du contraire. Selon les physiologistes, ce qui produit la sympathie, c’est de découvrir une ressemblance, une harmonie entre nous et autrui ; nous nous retrouvons dans autrui par la sympathie ; de même nous nous retrouvons dans le passé par la mémoire[1]. La mémoire et la sympathie ont au fond la même origine.

Ajoutons que la mémoire produit, elle aussi, l’attachement aux objets qui provoquent le mieux ce sentiment du même et nous font mieux revivre à nos propres yeux. Des liens secrets nous rattachent par le plus profond de notre être à une foule de choses qui nous entourent, qui semblent insignifiantes à tout autre et qui n’ont une voix et un langage que pour nous. Mais cet amour confus que produisent la mémoire et l’habitude n’est jamais exempt de tristesse ; il

  1. Nous remarquons la même idée éloquemment exprimée dans la Psychologie de M. Rabier.