Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
169
CH. SECRÉTAN. — évolution et liberté

créature comme possible. Pour la conscience religieuse, la créature et le créateur sont deux termes distincts. L’anthropomorphisme naïf qui localise le créateur et lui assigne un domicile tout là haut, bien loin de nous, les sépare peut-être trop. En revanche la spéculation métaphysique des Pères de l’Église et des maîtres de l’École les rapproche si fort qu’il devient impossible de les distinguer. Et pourtant, le remords nous apprend trop tôt qu’ils ne se distinguent pas seulement, mais qu’ils se séparent !

Comprendre le monde physique est une belle chose, très importante en elle-même, et plus importante encore parce que sans cette intelligence il semble impossible de comprendre le monde moral.

Et l’ordre moral restera toujours la grande affaire. Faute de comprendre le monde physique, nous pouvons, il est vrai, le détériorer et nous n’avons pas manqué de le faire. Au nombre des traits caractéristiques de l’humanité dans la classification zoologique, il convient de compter, je crois, la dévastation de son habitat. Mais l’insouciance, le mépris de la loi morale y a plus de part que l’ignorance des lois naturelles. En coupant les bois, nous décharnons les montagnes et nous envoyons leurs cailloux remplir les vallées ; nous épuisons en quelques années : la fertilité des nouvelles terres qui s’ouvrent successivement à la civilisation, et nous expédions à la mer par le plus court chemin possible ce qui pourrait le mieux servir à restaurer la fertilité des anciennes. Si le prix du blé ne permet plus de cultiver nos champs d’Europe, c’est que dans d’autres continents on récolte à peu de frais des moissons immenses en épuisant des terres vierges. Malgré les avertissements de la science et du bon sens, nous travaillons avec une activité toujours croissante à rendre notre planète inhabitable dans le plus court délai possible ; mais le mal que nous lui faisons vient avant tout de l’oubli des lois morales. Nous voulons jouir du présent sans nous restreindre, et nous nous soucions peu des après-venants. Nous voulons gagner de l’argent pour nos familles, sans beaucoup d’égards pour nos voisins, et sans égards quelconques pour l’humanité dans son avenir. Nous nous flattons de laisser à nos fils une condition tolérable, et, quant à nos petits-enfants, peut-être n’en aurons-nous pas ! Calculer à plus longue portée est l’affaire des théoriciens, dont la pratique ne se met point en peine. Ainsi l’inobservation des lois morales amène l’altération du monde physique, en dépit de la connaissance que nous possédons des lois de ce monde.

Quant au monde moral lui-même, la négation implicite ou explicite de ses fondements théoriques tend à ruiner absolument la vie morale, du moins dans les esprits les plus conséquents, c’est-à-dire dans les mieux doués, dans ceux qui auraient fait le plus pour affermir cette