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façons de concevoir la réalité du monde extérieur à titre de chose en soi : la première consiste à déterminer cette réalité en lui prêtant l’attribut de la résistance ; et c’est ainsi qu’on l’entend aujourd’hui presque partout ; la seconde consiste à laisser cette réalité dans un état d’indétermination aussi absolue que possible ; et c’est ainsi que l’entendait Kant, c’est ainsi que l’entendent encore les rares Kantiens qui n’ont pas totalement rejeté le noumène.

I

Le grand argument de la plupart des réalistes, c’est, disons-nous, que, par le sens du toucher, nous constatons l’existence hors de nous de quelque chose qui nous résiste. Ce quelque chose, quel est-il dans sa nature intime ? Les réalistes répondent qu’on l’ignore. Il résiste, voilà tout ce que l’on en peut dire, et tout ce que l’on en sait. Ajoutons, si l’on veut, qu’il posséde des qualités qui sont de nature à provoquer en nous des sensations de couleur, d’odeur, etc., et même des sensations d’étendue ; — car on est assez disposé, en général, à reconnaître que l’étendue n’a de réalité que pour la représentation ; — mais il est impossible de songer à en préciser davantage la définition. Ce qui est essentiel et caractéristique, ce sur quoi l’on insiste surtout, c’est qu’il résiste.

Tout d’abord nous aurons une première réserve à formuler au sujet de cette théorie. Pourquoi, demanderons-nous, se fonde-t-on pour prouver l’existence objective des corps sur le phénomène sensible de la résistance, plutôt que sur tout autre phénomène du même ordre, la vision par exemple, ou l’audition ?

Répondra-t-on que c’est parce que la vue nous fait connaître seulement la couleur des objets, laquelle est une de leurs qualités les moins importantes, tandis qu’avec nos mains nous touchons les corps eux-mêmes, et nous constatons la résistance qui est la plus fondamentale de leurs qualités ? Mais si la couleur exprime simplement un état du sujet, et ne représente rien d’objectif, est-ce qu’il n’en est pas de même de la résistance ? Est-ce que la sensation de résistance n’a pas sa condition nécessaire dans un état particulier de l’organisme, tout comme la sensation de couleur ? Pourquoi donc lui accorder sur celle-là et sur toutes les autres un privilège quant à l’objectivité ? Mais laissons pour le moment ce point sur lequel nous aurons à revenir tout à l’heure. Pour cette autre assertion que nous ne voyons jamais que la couleur des corps, tandis que nous touchons les corps eux-mêmes, elle n’est pas mieux fondée. C’est simplement l’expression de cette opinion vulgaire et un peu banale, que nous ne sommes véritable-