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LAFARGUE. — origine de l’idée du bien et du juste

La propriété était alors exigeante, elle imposait des qualités morales au propriétaire.

Mais les hommes primitifs possédaient cette bravoure et cette générosité avant de devenir des propriétaires, avant même que la propriété terrienne fût constituée ; elles étaient des qualités pré-propriétaires ; c’étaient celles qui conduisaient les héros à la propriété et qui les maintenaient propriétaires : — on ne pouvait être propriétaire sans les qualités morales des héros. Le même procédé d’anthropomorphisme qui déifia les phénomènes de la nature en les dotant de qualités humaines, amena les hommes à attribuer des vertus héroïques aux biens matériels. Cet anthropomorphisme était loin d’être irrationel. Les patriciens des sociétés antiques, c’est-à-dire ceux qui possédaient le sol, se réservaient le métier des armes, qu’ils interdisaient aux esclaves et même aux artisans des métiers (sordidæ artes). Au moyen âge, le droit d’aller armé à cheval n’était permis qu’aux nobles[1]. La défense du territoire incombait de droit aux possesseurs du sol, aux nobles, aux patriciens. Les Lacédémoniens choisissaient les propriétaires parmi les ἀγαθοεργοί, qui devaient toujours être à la disposition de la république[2]. Les Athéniens désignaient parmi les possesseurs d’au moins trois talents les λειτουργοί, les τριήραχοι, etc., qui devaient défrayer les dépenses des fêtes publiques et de l’armement des galères. Puisqu’il n’était permis qu’aux propriétaires de biens d’être braves, généreux et de posséder les qualités de l’idéal héroïque ; puisque, sans la possession de biens matériels, les vertus morales étaient inutiles et même criminelles ; — les patriciens de Lacédémone massacrèrent 2000 ilotes qui les avaient sauvés par leur bravoure ; — puisque la possession de biens matériels était condition nécessaire de celle des vertus morales ; rien n’était plus

  1. Dans les temps féodaux, il y eut un phénomène inverse d’hippomorphisme ; l’homme prit le nom de sa monture. Le noble se nomma cavalier, chevalier, caballero, etc… ; ses vertus les plus prisées étaient de cheval, chevaleresques, chivalric, chewalrous (écossais), caballerescos, etc… Les peuples qui ne dérivérent pas leurs mots féodaux de caballus, les fabriquèrent de la même manière ; c’est là une nouvelle preuve de l’existence de la lingua mentale comune dont parle Vico.

    Breton : Marc’h, cheval ; marc’hek, chevalier ; marc’hek-baleer, chevalier errant.

    Langue du pays de Galles : — March, cheval ; marchwag, chevalier.

    Irlandais ; Marc, cheval ; marcach, chevalier.

    L’idéal chevaleresque soudait l’homme au cheval. Il fallut toute sa casuistique à don Quichotte pour tolérer l’âne à Sancho Panza, son écuyer. En Espagne on dit un caballero pour un monsieur ; cependant la langue populaire conserve la locution, un caballero sin caballo (un chevalier sans cheval) pour désigner un individu qui pose pour ce qu’il n’est pas.

  2. Herodote, Liv. I, 67.