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par le fait même de l’existence des phénomènes ; 2o que si les rapports ne sont pas réels, les phénomènes ne le sont pas non plus ; que nous n’avons dès lors aucune matière de discussion possible et que tout système philosophique quelconque, même l’idéalisme subjectif moniste devient absolument intenable.

Et si d’ailleurs nous nous placions au point de vue de M. Royce, si nous acceptions sa théorie de l’impossibilité de l’erreur, nous ne pourrions quand même accepter la solution qu’il en donne. En effet le grand esprit ne pourrait qu’introduire dans la discussion quatre personnages de plus, à savoir l’idée qu’il se fait de Jean et de Thomas et les idées qu’il se fait des idées que Jean et Thomas se font réciproquement de Thomas et de Jean. Nous ne sommes pas plus avancés, au contraire. Mais on nous dit que Thomas et Jean et les idées de Jean et de Thomas sont présents eux-mêmes à l’esprit infini. Je réponds que cela ne me paraît offrir aucun sens acceptable. En effet ou bien cet esprit infini ressemble en quelque chose aux esprits que nous connaissons et alors je demanderai comment Jean et Thomas, des esprits, peuvent être présents eux-mêmes à un autre esprit, ou bien il ne ressemble en rien aux esprits que nous connaissons et alors je demande ce que nous pourrons dire de lui, pourquoi nous l’appelons un esprit, et même pourquoi nous en parlons. Il ne sert à rien de dire que Jean et Thomas sont des idées de l’esprit infini, car cela ne peut signifier que ceci, Jean et Thomas, comme tels, font partie du monde considéré comme un tout organique auquel, par un singulier abus de mots, nous donnons le titre d’esprit. Mais alors nous ne sommes avancés en rien, et les objections de M. Royce sur la possibilité de l’erreur comme on l’entend en général vont se représenter. Si d’ailleurs on fait intervenir encore un esprit percevant, nous retombons dans les mêmes difficultés.

Mais ne peut-on admettre une sorte de conscience du monde qui se represente, par hypothèse ; les gens et les choses telles qu’elles sont réellement. Oui, mais alors nous supposons aux gens et aux choses une nature propre, et nous pouvons admettre la possibilité de l’erreur, par le désaccord entre la nature et l’idée sans recourir à l’esprit infini[1]. À quelque point de vue qu’on se place, je crois que la théorie de M. Royce peut être considérée comme ne répondant pas à son objet, et il me semble bien que, pour comprendre qu’elle est une erreur, je n’ai pas besoin de postuler la présence de la conscience du monde.

Il serait trop long de donner ici une théorie de l’erreur plus complète que celle que j’ai à peine indiquée, et même de réfuter dans ses détails celle de M. Royce. Aux lecteurs que le sujet intéressera particulièrement, je recommande la lecture de l’ouvrage anglais, très suggestif, et

  1. D’ailleurs, l’esprit infini ne pourrait que constater ce qui est, il constaterait l’erreur, mais ne la rendrait pas possible, à moins que l’erreur ne soit possible que si elle est constatée, ce que je ne puis admettre, comme je l’ai indique plus haut, en parlant de la réalité des rapports.