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ANALYSES.lévy-bruhl. L’idée de la responsabilité.

foi en l’excellence morale de l’univers une illusion due à notre goût pour l’anthropomorphisme, les positivistes et les pessimistes de notre siècle se sont chargés d’en donner la preuve à peu près irréfutable. Du moins semble-t-il nécessaire que les rapports des hommes entre eux soient soumis à une règle supérieure, qui est la loi morale, et qui communique un caractère sacré à l’obligation d’obéir à la loi, comme au droit social de protéger cette dernière. De là le nom de justice donné au pouvoir social de faire la loi et d’en assurer l’exécution. En outre, comme la nécessité d’appliquer une sanction implique l’appréciation de l’acte délictueux ou criminel, et comme un tel acte paraît à la conscience non réfléchie un et indivisible, c’est-à-dire tout à fait bon ou tout à fait mauvais, qu’on le voie du dehors ou du dedans, il en est résulté que la société s’est faite la protectrice, non seulement des droits sociaux, mais encore de la justice morale : ce qu’elle a, pendant des siècles, prétendu atteindre, c’était, non l’acte, mais l’intention criminelle ; ce qu’elle poursuivait, ce n’était pas l’homme, dénoncé par ses crimes comme dangereux pour ses concitoyens, mais la personne, devenue moralement coupable et soumise à la nécessité de l’expiation. Aussi s’attribuait-elle, à la grande satisfaction de la conscience publique, non seulement le droit de frapper le criminel pour sa propre défense, mais le droit de le contraindre à l’expiation, le droit de punir. En un mot, la justice était pour la société et fut pour elle jusqu’à nos jours, si elle ne l’est encore en quelque mesure, une fonction morale autant que sociale.

Mais, pour qui veut y réfléchir, M. Lévy prétend avec raison que c’est là un abus monstrueux de la violence, et que, pour avoir usurpé le nom de la justice, le droit de punir a couru le risque de devenir la plus odieuse des injustices. Il est visible, en effet, qu’en pénétrant dans la conscience individuelle, la société foule aux pieds l’inviolable dignité de la personne. Bien plus, l’intrusion de la justice sociale dans la conscience n’est pas seulement odieuse en principe, elle est en outre ridicule et vaine au point d’en devenir plus odieuse encore : car que s’agit-il en somme de juger ? C’est évidemment le degré du mérite ou du démérite, en un mot de la responsabilité morale. Or, qui voudra apprécier la responsabilité d’un homme ? N’oublions pas que responsabilité, en ce sens, c’est liberté : qui dira à quel degré le criminel était libre de résister ou de céder à la pensée du crime ? Que sondera les mystères du déterminisme et du libre arbitre, de la prédestination et de la grâce ? Qui osera se croire la divinité même et dénouer l’énigme de l’existence et du péché ? Nul ne le peut, ni la conscience même du coupable, ni, à plus forte raison, une conscience étrangère. La prétendue justice sociale, qui jugerait les consciences, serait la plus folle injustice (pp. 112-117.)

Ainsi, tandis que d’autres, pour refuser à la société le pouvoir de sonder et de juger les consciences, redouteraient surtout la violation d’un droit, M. Lévy est surtout frappé de l’impossibilité pour ainsi dire métaphysique de mesurer les degrés d’une liberté inconnaissable par essence, et il met le juge en garde contre une témérité spéculative :