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TANNERY. — le concept scientifique du continu

étendu ; il a réduit à sa juste valeur comme ensemble, si parfois dans le détail il lui a attribué trop d’importance, la distinction qu’ils ont faite entre le point de vue sensible et le point de vue intellectuel ; mais en revanche, et peut-être parce qu’il ne s’est pas exactement rendu compte du rôle de Zénon, il n’a pas suffisamment envisagé les conséquences de cette distinction.

Dire qu’elle n’engendre pas une véritable théorie de la connaissance, tout le monde l’accordera, mais au moins est-il bon de remarquer que le premier pas, le pas décisif, est fait.

En niant que le point, et par suite, la ligne, la surface, soient des « êtres, » c’est-à-dire des choses existant réellement, Zénon établit une démarcation définitive entre le point de vue géométrique et le point de vue sensible ; les εἴδη μαθηματικά se trouvent, du coup, constitués en opposition tranchée avec les εἴδη αἱσθητἅ, choses sensibles. Ceux qui voudront aller au delà, monter plus haut dans les régions de la pensée, trouveront désormais une base assurée, indestructible, qui survivra aux hardies constructions de leur dialectique. Les Éléates sont donc pour nous des idéalistes, non pas parce que leur manière de voir ressemble en quoi que ce soit à celle des idéalistes modernes, mais parce qu’ils ont fourni le fondement nécessaire, l’exemple essentiel, pour toute spéculation idéaliste.

Il est permis d’ailleurs, de se demander si Zénon n’a pas lui-même dépassé le terrain où nous l’avons vu se mouvoir. L’ambiguïté de son langage, inévitable avant les distinctions aristotéliciennes, a fait que ses arguments ont pu être répétés plus tard presque textuellement dans un tout autre sens ; l’ambiguïté du langage est souvent accompagnée de celle de la pensée, et l’on peut être porté à croire qu’il avait au moins tendance à élargir le sens de sa polémique, et à marcher dans la voie suivie plus tard par Mélissus. Mais de fait, nous n’avons aucun indice à ce sujet ; le Parménide platonicien n’est malheureusement pas de nature à nous en fournir, et les rares péripatéticiens qui nous parlent encore de Zénon, comme l’auteur du traité de Melisso, ou celui περὶ ἀτόμων γραμμῶν ne paraissent pas plus qu’Eudème le connaître de première main.

Il y a toutefois une aporie de Zénon, citée par Aristote (Phys., IV, 3), qui nous le montre faisant encore un pas réel dans la théorie de la connaissance. Il a nié que l’espace fût un être, et il en a ainsi reconnu la relativité[1].

Quant à sa proposition (Phys., VII, 5), que toute partie d’un grain

  1. Zeller défigure singulièrement la conclusion de Zénon, en la donnant sous cette forme : Rien d’existant ne peut être dans l’espace. Aucun texte n’autorise en rien cette traduction.