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ANALYSES.p. rée. Die Entstehung des Gewissens.

but variable, deviennent des impératifs catégoriques, permanents, non discutés.

Les suites fortuites d’un acte n’ont donc rien de commun avec la sanction ; le remords est un pur fait causal ; quant à la loi, elle ne sanctionne pas. J’ai insisté ailleurs, de mon côté, sur ce fait que la loi est surtout préventive, et que la seule sanction efficace consiste dans le désaccord de l’agent avec lui-même, par l’effet du mécanisme logique qui lui fait une loi de vivre de l’obéissance à l’obligation morale. Ici M. Paul Rée distingue entre le regret d’un acte représenté comme condamnable (regret moral), le regret qui a sa source dans une pitié tardive pour la victime (regret non égoïste), et le regret provenant de la crainte du châtiment en ce monde ou dans l’autre (regret égoïste). Le regret moral, dit-il, peut seul vraiment s’appeler le remords ; la pitié n’est pas le remords, tant que l’idée de blâme ne s’y ajoute pas. Nous autres modernes, nous associons le blâme au manque de pitié. Mais la vengeance trop tard satisfaite est susceptible d’exciter le même déplaisir que la pitié tardive, et il convient toujours de séparer ce qui appartient au jugement. Si Schopenhauer y avait bien réfléchi, et s’il avait reconnu dans la pitié une extension de l’amour paternel, il aurait construit, remarque M. Paul Rée, une autre philosophie, car la signification qu’il donne à la pitié est le pilier de toute sa métaphysique.

Voilà l’ouvrage, un peu en gros. Si M. Paul Rée voulait maintenant achever l’éthique, il lui faudrait arriver, par le même chemin qu’il a suivi, à dégager nettement la définition de chacune des idées qui sont essentielles à toute morale construite. Il trouverait alors l’occasion d’étudier de plus près certains phénomènes de l’évolution du droit, tels que sont les conflits moraux, et il aurait à développer cette pensée intéressante reléguée par lui au rang d’une note : « Les ébranlements de l’Europe moderne viennent en partie de ce que l’Europe a dans le ventre des vérités qu’elle ne peut pas digérer. » Il nous a livré du moins, en cet ouvrage, cette définition principale, d’où les autres se déduisent, que la règle de la conscience équivaut à une démonstration de l’ordre intellectuel. M. Littré était parvenu à la même définition par la voie d’une analyse qui ressemble beaucoup à celle de M. Paul Rée, et j’en ai éprouvé moi-même la valeur en l’essayant sur le terrain particulier des expériences fictives du drame[1]. Je me trouvais donc tout disposé à goûter le livre de Paul Rée. J’ai cru, pourtant, devoir lui faire une petite querelle de méthode et réclamer en faveur des procédés spéciaux de la philosophie, dont il prouve assez du reste connaître l’usage, et je le prie de ne pas me classer pour cela au rang de ces philosophes desquels il parle, qui voudraient passer pour des augures.

Lucien Arréat.


  1. Dans mon livre : La morale dans le drame, l’épopée et le roman, Alcan, 1884.