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Incapable d’apprécier la différence, puisque nous tournerions dans un cercle d’injustice et d’illusion en essayant de la définir suivant nos lumières viriles, nous sommes forcé provisoirement de la négliger et de nous laisser guider par la justice abstraite, c’est-à-dire par la liberté et par l’égalité. Et nous ne craignons pas trop, au fond, de nous remettre à leur conduite. Sur le plan de légalité, la liberté fera saillir les différences, elle en corrigera l’abstraction et finira par lui donner sa juste forme : la réciprocité des droits et des devoirs.

Ainsi, dans le domaine de l’industrie, jusqu’à l’établissement des compromis que l’expérience pourra suggérer au législateur impartial, lorsque ce législateur impartial existera, la justice nous semble exiger que la femme, étant appelée à pourvoir elle-même à sa subsistance en concurrence inégale avec l’autre sexe, toutes les professions lui soient accessibles, y compris les professions libérales et les emplois publics. Ceux qui veulent, en raison de ses fonctions propres et de sa faiblesse, lui interdire tout travail productif ou quelque travail particulier sans assurer d’autre façon sa subsistance, ne méritent pas d’être écoutés. Successivement plusieurs portes autrefois fermées se sont ouvertes ou entr’ouvertes ; la justice veut qu’elles le soient toutes. Si quelques fonctions devaient être réservées à l’un des sexes, c’est au plus faible, à celui que la force des choses exclut d’un grand nombre d’autres et qui aura toujours le plus de peine à gagner son pain dans une activité normale. Mais il est inutile d’aller jusque-là : l’intérêt des entrepreneurs et du public fera la distribution. Quant aux exclamations qui s’élèvent à la pensée d’une femme notaire, ingénieur ou professeur, on peut, je crois, les négliger, car enfin si les femmes sont incapables, elles échoueront dans leurs examens, si elles sont moins capables, elles réussiront en moins grand nombre ; si les conditions particulières de leur existence les gênent dans l’exercice de la profession choisie, leur clientèle se dispersera, et la leçon ne sera pas perdue pour la génération suivante. Par la force des choses, la femme a toujours possédé quelque compétence dans ce domaine depuis qu’elle n’est plus esclave de plein droit en vertu des lois de la famille. Cette liberté de travailler tend à s’accroître ; on peut se flatter avec quelque raison de la voir tôt ou tard pleinement consacrée, suivant les prescriptions du droit naturel. Ici en effet, l’antagonisme direct des sexes n’est qu’apparent : ce ne sont jamais que les ouvriers d’un métier qui se trouvent immédiatement intéressés à écarter la concurrence des femmes, tandis que les consommateurs des deux sexes ont intérêt à la favoriser pour obtenir le produit à meilleur compte. Le moment est encore bien loin où l’émancipation de la femme par le travail mena-