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E. NAVILLE. — la doctrine de l’évolution

Les naturalistes prudents font observer toutefois que, dans l’histoire de la vie, il faut constater aussi des reculs, des rétrogradations[1]. Dans l’étude de cette question, il convient de distinguer deux idées que l’on confond souvent, bien qu’elles n’aient pas le même contenu : celle de la réalité des espèces et celle de leur origine. On peut admettre, sous bénéfice d’inventaire, la doctrine du transformisme, et admettre en même temps que le travail séculaire qui, à partir du premier organisme, a produit la faune et la flore actuelles, a eu pour résultat la formation d’espèces maintenant fixes dans des limites déterminées, et par conséquent réelles. À ce point de vue, il y aurait eu un progrès dans le développement de la vie ; mais un progrès à terme réalisant un état relativement définitif. Cette manière de voir concilierait les opinions de deux classes de savants, les uns favorables, les autres hostiles à la théorie du transformisme ; et c’est peut-être l’expression la plus légitime et la plus prudente des données de l’expérience.

Lorsqu’on passe à l’humanité, il se pose, au sujet du progrès, une question préalable qui peut jeter la pensée dans un certain embarras. Le progrès, au sens favorable du terme, est une marche vers le bien. Quelle est la règle d’après laquelle nous jugeons ce qui est mieux, c’est-à-dire ce qui se rapproche le plus du bien ? Si le mieux est pour chacun l’état des choses au sein desquelles il se trouve placé, tout jugement sur le progrès aura une valeur purement relative, c’est-à-dire nulle. Le mieux pour un Chinois et le mieux pour un Européen seront deux choses tout à fait différentes ; le principe d’un jugement impartial fera absolument défaut. Sans aborder ici, d’une manière générale, cette question délicate et curieuse, je me bornerai à remarquer qu’il est impossible d’admettre que l’idée du bien soit le simple résultat des conditions dans lesquelles chacun se trouve placé. Pour un homme pleinement satisfait tout serait bien, parce qu’il admettrait facilement que le passé a été la condition nécessaire du présent. Mais les optimistes absolus sont rares, si rares qu’ils ne peuvent pas entrer en ligne de compte. Il n’y a d’optimisme sérieux que celui qui voit dans l’avenir la réalisation des espérances que peuvent faire concevoir le passé et le présent. La conception du bien, condition de celle du progrès, ne peut donc pas avoir une origine purement empirique, puisqu’elle renferme une vue d’avenir qui dépasse toute expérience passée ou présente.

Le progrès de l’humanité, envisagé d’une manière générale, s’im-

  1. Traité d’anatomie comparée pratique, par Carl Vogt et Émile Yung, pages 11 et 12.