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pouvoir inconnu et inconnaissable que nous sommes obligés de reconnaître comme sans limite dans l’espace et sans commencement ni fin dans le temps[1]. » Nous sommes donc obligés de reconnaître la puissance qui se révèle dans tous les êtres comme infinie et éternelle, c’est-à-dire que nous joignons nécessairement à l’idée du principe premier des attributs exprimant les conceptions les plus élevées de la raison.

Il ne faudrait pas objecter que l’obligation où nous sommes de penser ainsi ne prouve rien quant à la réalité de l’objet de notre pensée. Quelle est la base de toute la science expérimentale ? L’obligation où nous sommes d’admettre la réalité des objets de nos perceptions et des lois solidement établies qui en expriment l’enchaînement. Si, en dehors de nos jugements complexes et de nos préjugés possibles, l’obligation de la raison peut nous tromper, on ne voit pas pourquoi l’obligation de l’expérience ne nous tromperait pas également. Admettre que des conceptions véritablement nécessaires n’ont pas de valeur, c’est déclarer la banqueroute totale de la pensée.

Le voile qui couvrait l’inconnaissable se soulève donc un peu. Le mode d’existence de l’Être premier nous demeure sans doute incompréhensible, mais cet Être inconnu d’ailleurs se révèle à nous comme une puissance éternelle et infinie. Notre connaissance s’arrête-t-elle là ? Non. M. Spencer blâme les théologiens qui prétendent savoir « comment le Créateur est fait[2]. » Le blâme est mérité, puisqu’il résulte de l’idée même de la création qu’il est impossible à notre pensée de remonter au-dessus de l’acte créateur, et de pénétrer dans le secret de l’essence divine. Mais dès que l’Être premier est conçu comme une puissance, nous pourrons connaître cette puissance dans ses manifestations. Une cause se révèle dans ses effets, non pas quant à sa substance, mais quant à son acte. Or comment se manifeste « la puissance qui se révèle dans tous les êtres ? » Sous la forme de matière et de mouvement, dit M. Spencer. « Tous les phénomènes, depuis leurs grands traits jusqu’à leurs moindres détails, sont les résultats nécessaires de la persistance de la force sous des formes de matière et de mouvement[3]. » Quel est l’objet de l’étude dont la science est le résultat ? Est-ce la matière en soi ? est-ce le

  1. Le résumé de la doctrine de M. Spencer, rédigé par lui-même en seize articles, dont cette citation est le dernier, a été reproduit et commenté par M. Richard Proctor dans son ouvrage Mysteries of Time and Space, London, 1883. Voir les p. 357 à 377.
  2. Les premiers principes, p. 120.
  3. Dans Proctor, p. 377.