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ANALYSES.gumplowicz Grundriss der Sociologie.

science, et que distinguent le goût des affaires et l’esprit du commerce. L’amour du gain les attire dans ce pays tout neuf. Comme on a besoin d’eux, on les laisse aller et venir en liberté. Ce ne sont d’abord que des hôtes de passage ; mais peu à peu ils s’établissent ; d’autres viennent à leur suite, et c’est ainsi que, par l’infusion lente d’une troisième race, il se forme une classe nouvelle, intermédiaire entre les deux autres. C’est le tiers état, Mittelstand. Alors la société est constituée dans ses traits essentiels : cependant le travail d’organisation ne s’arrête pas encore. Au sein de ces trois classes il se forme des divisions et des subdivisions nouvelles, et tous ces groupes se disputent violemment le pouvoir. La lutte pour la domination, Der ewige Kampf um Herrschaft, voilà le fait fondamental de toute vie sociale. Et aujourd’hui comme autrefois cette lutte est sauvage parce qu’elle est aveugle. Point de scrupules ! Point de loyauté ! La morale des individus n’est pas faite pour les sociétés.

D’ailleurs qu’est-ce que la morale ? Le milieu social, qui nous pénètre de toutes parts, imprime dans nos esprits toute sorte d’idées et de sentiments, dont le seul but est la grandeur ou la conservation de la société. Ce sont comme autant de liens invisibles qui nous rattachent au groupe dont nous faisons partie et font de nous les instruments dociles de ses destinées. Prendre conscience de cette subordination nécessaire, se convaincre que la meilleure direction que nous puissions suivre est celle que nous imprime cette poussée collective, juger d’après ce principe les actions d’autrui et les nôtres, tel est l’a et l’o de la morale. Seulement dans les sociétés complexes, comme il y a des groupes différents, il y a aussi des morales différentes et superposées Il y en a une pour chaque classe, pour chaque profession ; il y en a une aussi, vraiment nationale, commune au peuple tout entier. Toutes ces morales diverses, comme les groupes correspondants, sont perpétuellement en conflit. Ce que l’une commande, l’autre le défend. Qu’est-ce qui va mettre un peu d’ordre entre ces éléments hétérogènes ? C’est le droit. De même que la morale relie chaque individu à une unité sociale, le droit fixe les rapports de ces unités entre elles et en règle le concours. C’est le traité de paix qui met provisoirement fin à la guerre des classes : il ne fait que traduire et sanctionner les résultats de la lutte. Il n’y a donc pas de droit inné et naturel (Naturrecht), mais voici comment les choses se passent. Tout changement dans la situation respective des éléments sociaux en entraîne d’autres dans l’ordre juridique ; ceux-ci, se répercutant dans les consciences individuelles, suscitent une morale nouvelle. La morale naît donc du droit et en suit toutes les variations. Mais à son tour le droit n’a de force que s’il s’appuie sur une morale, c’est-à-dire s’il parvient à pousser ses racines jusque dans le cœur des citoyens.

On voit avec quelle rigueur ce système est construit. Les deux principes sur lesquels il repose sont poussés jusqu’à leurs dernières conséquences avec une logique inflexible. On trouvera d’ailleurs dans ce livre, malgré la raideur du ton et la netteté tranchante des affirmations, Ces analyses de fine psychologie sur la sociabilité et les liens sociaux