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d’une vie nouvelle. La civilisation romaine à son tour n’a été ni détruite par les Barbares, ni étouffée sous le christianisme. Notre civilisation moderne en est encore tout imprégnée. C’est qu’en effet il est aussi difficile de détruire que de créer. On a beau faire ; il reste toujours debout quelques belles ruines que les Barbares, une fois leur rage tombée, apprennent à comprendre et à respecter et qui leur servent par la suite de modèles. Aujourd’hui, avec l’imprimerie et la photographie, un complet anéantissement de la civilisation européenne serait un vrai miracle. Au reste, il est certain que, sans invasions ni convulsions sociales, par la force même des choses, des fragments tout entiers d’histoire tombent au bout d’un temps, dans le néant. Mais ce n’est pas un obstacle au progrès. Car les idées qui disparaissent ainsi, sont celles qui ne servent plus à rien. Pourquoi l’humanité garderait-elle le souvenir de ses premiers tâtonnements, de ses expériences malheureuses, des erreurs nécessaires par lesquelles elle est passée ? Il suffit qu’elle retienne les vérités qui s’en sont dégagées. Voilà comment des siècles entiers d’efforts et de réflexions s’effacent de sa mémoire, et de tout ce long travail, il ne reste plus qu’une ou deux idées qui le résument. Le reste est oublié. De même l’embryon, dans son développement, ne parcourt pas exactement toutes les phases par lesquelles est passée l’espèce. Il en oublie beaucoup pour ainsi dire. Loin de nuire au progrès, l’oubli l’accélère en l’abrégeant.

En somme ce qui manque à ce livre, c’est le sentiment de la vie. Les choses y ont je ne sais quel air rigide. Les formes en sont simples et rigoureusement circonscrites. Elles n’ont rien de cette flexibilité avec laquelle les êtres vivants se plient aux circonstances nouvelles, s’adaptent aux milieux les plus variés, changeant de nature sans pourtant cesser d’être eux-mêmes. Il est vrai que notre auteur repousse toute comparaison entre les sociétés et les organismes. Mais pour éviter un moindre mal il tombe dans un pire. En effet, à force de distinguer les sociétés des organismes individuels, il finit par les confondre avec les corps inorganisés. Or il est bien certain que le monde social plonge par ses racines dans le monde de la vie : Espinas et Perrier l’ont démontré. C’est pourquoi, bien que la méthode d’analogie telle que l’entend Lilienfeld (Die realvergleichende Methode) n’ait rien de scientifique, ces sortes de rapprochements, pourvu qu’ils soient pratiqués avec réserve, peuvent suggérer au sociologue des idées de derrière la tête souvent fort utiles. C’est une première manière de concevoir les choses qui, quoique approximative, a pourtant sa valeur.

Émile Durkheim.

J. Frohschammer. Die philosophie als idealwissenschaft und system (La philosophie comme science idéale et système). München, 1884, Adolf Ackermann’s Nachfolger.

Le système de l’auteur, qui fait, on le sait, de l’imagination (Phan-