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est de l’essence de tout gouvernement de vaincre quand il le faut les résistances individuelles ; et c’est vraiment se montrer trop complaisant pour ces résistances, que de donner à entendre qu’elles sont légitimes toutes les fois que le pouvoir ne se borne pas à défendre les libertés menacées.

Parmi les mesures que notre auteur cite et condamne comme antilibérales, nous en trouvons pêle-mêle de très fâcheuses en effet, et parfois de ridicules, avec d’autres qu’il est bien difficile de ne pas juger parfaitement sages, soutenables à tout le moins, et conformes aux attributions les plus certaines du pouvoir, pour peu qu’on lui reconnaisse le devoir de prévoyance et de protection à l’égard de la communauté. Ainsi, telle loi particulière contre la diffusion des épidémies et des épizooties peut être plus ou moins judicieuse, mais qui pourrait soutenir d’une manière générale qu’il n’appartient dans aucun cas au pouvoir, d’édicter des mesures sanitaires, que la santé et la fortune publiques doivent être livrées toujours, sans réserve et sans contrôle, à l’ignorance et à l’égoïsme individuels ? De même pour les lois protectrices des enfants mineurs ; de même pour les lois d’instruction publique, condition préalable et nécessaire de toute extension de la liberté, point fondamental, par conséquent, de tout programme libéral philosophiquement conçu.

Que M. Spencer relise à ce sujet le beau discours prononcé par Macaulay à la Chambre des communes (en 1847, si je ne me trompe), il y trouvera réponse à tous ses arguments, même d’ordre financier, « Si un homme possède une quantité de sucre suffisante, dit Macaulay, c’est une question qui ne regarde que lui ; mais s’il possède une instruction suffisante, c’est une question qui regarde ses voisins et l’État. Cette affaire est autant une affaire d’intérêt public que la défense de nos côtes… La grossière ignorance des multitudes est une cause principale de dangers pour les personnes et les propriétés. Or, protéger les propriétés et les personnes, c’est le premier devoir de l’État. Ce but, il n’y a que deux moyens de l’atteindre, l’un consiste à rendre les hommes meilleurs, plus sages, plus heureux, l’autre à les rendre infâmes et à leur infliger des supplices… Pour moi, il est parfaitement clair que quiconque a le droit de sabrer et de pendre, a le droit d’instruire. Pouvons-nous songer sans honte et sans remords que plus de la moitié des malheureux qui sont dans nos prisons auraient pu jouir de la liberté et en faire un utile usage, si nous eussions employé à faire d’honnêtes gens seulement une faible partie de ce que nous avons dépensé à Chasser et à torturer des coquins ? » — Il est vrai que M. Spencer ne croit guère à la vertu moralisatrice des écoles ; mais il y a cru comme tout le monde, et il est permis de trouver que ses critiques à l’égard de ce « préjugé » (dans l’Introduction à La science sociale) n’ont pas effacé tout à fait sa belle peinture des bienfaits de la culture intellectuelle (dans le chapitre IIe de son livre sur l’Éducation).

Voilà pour le premier morceau. Dans les trois autres, l’auteur abonde