Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 37.djvu/5

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
L’ABUS DE L’INCONNAISSABLE
ET LA
RÉACTION CONTRE LA SCIENCE[1]

II
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE

Nous avons vu que tout usage de l’inconnaissable transcendant est illégitime : on ne peut ni le nier ni l’affirmer, encore moins déterminer sa nature ou son rapport à notre monde. Une fois maintenu aux derniers confins de la pensée ce point d’interrogation métaphysique, il faut tout ramener, de près ou de loin, à l’intuition de l’expérience. Le reste est un jeu de notions qui, pour nous, restent vides ; c’est de l’amour platonique s’adressant à X.

Mais on a voulu faire un usage immanent de l’inconnaissable et lui donner un rôle dans notre monde même. Les partisans de la contingence l’ont mis en menue monnaie et éparpillé parmi tous les êtres ou phénomènes, pour introduire en eux un élément d’indétermination qui, chez l’être vivant, pût devenir spontanéité, chez l’homme, libre arbitre. Pour cela, il fallait en venir à nier franchement la base même de toute connaissance, le principe des raisons et des causes, ou du moins son application universelle aux phénomènes : il fallait admettre pour les choses contingentes une exception à la règle, qui dès lors n’est plus une règle. Ce mouvement, si opposé, semble-t-il, et à l’esprit scientifique et à l’esprit philosophique, eût paru à Kant une sorte de scandale. Il ne s’en est pas moins produit, dans l’intérêt prétendu de la foi morale et religieuse ; il continue encore sous nos yeux. On peut le faire remonter à Lotze, pour ne pas aller plus loin. Il s’accentue chez M. Renouvier, reprend chez M. Boutroux une forme analogue à celle que

  1. Voir le numéro d’octobre 1893.