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tirais si je disais que cet éclectisme me paraît témoigner d’une grande profondeur. J’y trouve tous les défauts de l’éclectisme : les pièces rapportées s’ajustent mal, se disjoignent. Si nous n’avons pas d’autres moyens de connaître que l’observation et l’expérience, si toute vérité se réduit, en dernière analyse, à un fait constaté, à une loi vérifiée, soyons positivistes. Pour sortir des phénomènes et de leurs rapports, il faut que nous ayons des principes qui n’en dérivent pas, qui soient des vérités d’un autre ordre. — Avant l’expérience, il y a en effet l’esprit, ses catégories, ses idées, ses sentiments. La philosophie, c’est l’intelligence de la vérité. — Mais c’est jouer sur le mot vérité. Cette intelligence de la vérité n’est que l’application de vérités nouvelles. De deux choses l’une, ou les faits et leurs rapports déterminent les idées dans l’esprit, alors soyons positivistes ; ou les idées antérieures aux faits en règlent la marche et le progrès, alors soyons hegéliens. Quelles sont ces idées ? leurs rapports ? les conditions qu’elles imposent à la connaissance et au monde[1] ? La philosophie abstraite renaît ; la méthode historique elle-même la suppose. Dirons nous que ces catégories échappent à la réflexion, que ces idées n’ont pas à être discutées, qu’elles s’imposent bien qu’on les ignore, qu’il n’y a qu’à se livrer au mouvement naturel de la pensée pour les découvrir et dans les œuvres qu’elle crée, et dans la nature qu’elle contemple ? Je crains que chacun ne voie dans les faits que ce qu’il y voudra voir : voilà la philosophie réduite aux confidences d’un esprit individuel. C’était bien la peine de prendre de grands airs, de parler de science pure, désintéressée, impersonnelle, pour réduire la philosophie aux épanchements d’une âme sensible ! Si ce n’est qu’un jeu, qu’une vaine consolation, un moyen d’envelopper dans des mélodies caressantes le rien qui doit adoucir les tristesses du vrai, soit ; mais pourquoi dire alors gravement que la philosophie est la fin de toutes les sciences, qu’elle seule donne un sens à toutes les recherches qui la préparent et la rendent possible ?

Dès son enfance, Renan, s’il faut l’en croire, « était aimé des fées

  1. Hist. générale des langues sémitiques, p. 505. « On arrive ainsi à écarter les idées absolues que certaines écoles philosophiques, celle de Hegel, par ex., se sont formées sur le développement de l’humanité… L’histoire seule (j’entends, bien entendu, l’histoire éclairée par une saine philosophie) a donc le droit d’aborder ces difficiles problèmes ; la spéculation a priori est incompétente pour cela… » Soit, mais l’histoire n’est pas la philosophie qui l’éclaire. Si cette même philosophie n’est, en dernière analyse, que ce que pense M. Renan, et si elle n’a pas à être discutée, ses principes sont des dogmes qui ne reposent que sur l’infaillibilité de celui qui les propose. Le scepticisme de Renan restera toujours ainsi le scepticisme d’un penseur trop longtemps attardé dans les habitudes du catholicisme : sa première conception de la certitude a pour jamais faussé en lui le sens de la croyance.