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pour ainsi dire, ils lui donnent pour assises les instincts fondamentaux du cœur humain. L’homme est naturellement enclin à la vie sociale, domestique, religieuse, aux échanges, etc., et c’est de ces penchants naturels que dérive l’organisation sociale. Par conséquent, partout où elle est normale, elle n’a pas besoin de s’imposer. Quand elle recourt à la contrainte, c’est qu’elle n’est pas ce qu’elle doit être ou que les circonstances sont anormales. En principe, il n’y a qu’à laisser les forces individuelles se développer en liberté pour qu’elles s’organisent socialement.

Ni l’une ni l’autre de ces doctrines n’est la nôtre.

Sans doute, nous faisons de la contrainte la caractéristique de tout fait social. Seulement, cette contrainte ne résulte pas d’une machinerie, plus ou moins savante, destinée à masquer aux hommes les pièges dans lesquels ils se sont pris eux-mêmes. Elle est simplement due à ce que l’individu se trouve en présence d’une force qui le domine et devant laquelle il s’incline ; mais cette force est naturelle. Elle ne dérive pas d’un arrangement conventionnel que la volonté humaine a surajouté de toutes pièces au réel ; elle sort des entrailles mêmes de la réalité ; elle est le produit nécessaire de causes données. Aussi, pour amener l’individu à s’y soumettre de son plein gré, n’est-il nécessaire de recourir à aucun artifice ; il suffit de lui faire prendre conscience de son état de dépendance et d’infériorité naturelles, — qu’il s’en fasse une représentation sensible et symbolique ou qu’il arrive à s’en former une notion adéquate et définie. Comme la supériorité que la société a sur lui n’est pas simplement physique, mais intellectuelle et morale, elle n’a rien à craindre du libre examen pourvu qu’il en soit fait un juste emploi. La réflexion, en faisant comprendre à l’homme combien l’être social est plus riche, plus complexe et plus durable que l’être individuel, ne peut que lui révéler les raisons intelligibles de la subordination qui est exigée de lui et des sentiments d’attachement et de respect que l’habitude a fixés dans son cœur[1].

Il n’y a donc qu’une critique singulièrement superficielle qui pourrait reprocher à notre conception de la contrainte sociale, de rééditer les théories de Hobbes et de Machiavel. Mais si nous disons que la vie sociale est naturelle, ce n’est pas que nous en trouvions la source dans la nature de l’individu ; c’est qu’elle dérive directement de l’être

  1. Voilà pourquoi toute contrainte n’est pas normale. Celle-là seulement mérite ce nom qui correspond à quelque supériorité sociale, c’est-à-dire intellectuelle ou morale. Mais celle qu’un individu exerce sur l’autre parce qu’il est plus fort ou plus riche, surtout si cette richesse n’exprime pas sa valeur sociale, elle est anormale et ne peut se maintenir que par la violence.