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saveur première, on subit le charme de son originalité. Se perdre dans la sensation, c’est s’arracher au temps ; le rêve du sensuel, comme celui du mystique, revêt la forme de l’éternité, speciem æternitatis. Kant a raison de dire qu’on ne peut penser la sensation que sous la forme de l’espace et du temps ; il a tort de prétendre qu’on ne peut autrement la sentir. L’impression de l’entièrement nouveau naît en nous, toutes les fois que la sensation nous étreint et que la pensée nous quitte.

À l’appui de ce qui précède, je pourrais citer ce fait que certains esprits, également portés à goûter les sensations en elles-mêmes et à les comparer à d’autres, également doués sous le rapport de la sensibilité et de l’intelligence, comprennent pour ainsi dire d’emblée la profonde distinction que Kant établit entre la matière et la forme de la sensibilité. Marie Bashkirtseff parle quelque part de l’Esthétique transcendantale comme d’une théorie qu’elle trouve toute simple, parfaitement d’accord avec ce qu’elle a elle-même pensé et senti. Il lui était naturel sans doute, étant à la fois artiste enthousiaste et analyste subtil, de se placer tour à tour au point de vue de la sensation pure, dégagée du temps, et au point de vue de la pensée qui s’empare de la sensation et lui impose ses formes.


II


On a vu comment l’esprit a une tendance à s’absorber dans le présent, et combien cette tendance est fortifiée par le contraste de la sensation et des souvenirs. Supposons inversement une sensation ou un groupe de sensations qui n’a rien d’original. (C’est le cas de toutes les sensations qui donnent lieu à la fausse mémoire ; la banalité est leur trait distinctif.) Cette sensation n’aura aucune répugnance à entrer dans le cadre des sensations antérieures ; il est vrai qu’en raison même de sa banalité, elle n’entrera dans aucun groupe de sensations antérieures déterminé ; en d’autres termes, elle viendra d’elle-même se situer dans le temps, mais elle ne se situera proprement dans aucun temps ; elle appartiendra au passé, non à tel moment du passé ; elle sera reconnue, elle ne sera point localisée ; et on croira l’avoir rêvée, parce qu’on ne pourra dire quand on l’a vécue, quoiqu’on ait l’impression ou l’illusion très nette de l’avoir vécue déjà. Nous avions précédemment, d’accord, sans le savoir, avec M. Fouillée, considéré la fausse mémoire comme « un phénomène d’écho ou de répétition intérieure », comme « une diplopie dans le temps ». « Quand on voit double dans l’espace, c’est que les