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leur inégalité, sont très habilement calculées pour s’appliquer aux grandeurs incommensurables, tout en évitant d’introduire la notion de valeur numérique, qui nécessiterait celle des limites ou entraînerait d’autres difficultés. Mais il est tout à fait inexact de dire, avec M. Renouvier, qu’Euclide ne pouvait pas s’intéresser à l’existence des incommensurables, alors qu’il y a consacré tout son livre X, beaucoup plus considérable que les autres, et celui qui contient sans aucun doute le plus de son travail personnel sur les Éléments. Il est également singulier de prétendre qu’Archimède ne fut conduit à la recherche du rapport de la circonférence au diamètre que par le problème de numération dit de l’Arénaire. Tout ce que l’on peut dire, dans le sens des remarques de M. Renouvier à ce sujet, c’est que les géomètres grecs classiques n’appellent nombres d’abord que les entiers, un peu plus tard que les nombres rationnels. Mais il n’y a là qu’une simple question de terminologie. Au reste, quoi que paraisse en penser l’illustre maître du néocritisme, la mathématique moderne revient aux errements antiques et n’introduit la notion de nombre incommensurable que comme une convention spéciale, dont la légitimité est démontrée maintenant avec un soin qui aurait paru excessif il y a cinquante ans. Je signale à cet égard, dans la Revue de Métaphysique et de Morale de 1893, un article très détaillé rédigé par M. Riquier, professeur à la faculté des sciences de Caen.

Il nous est venu d’Allemagne le premier volume d’un ouvrage qui nous promet une étude approfondie de cette question. Jusqu’à présent, M. Husserl n’a traité que du concept du nombre entier sous le titre un peu ambitieux de Philosophie de l’arithmétique. Je ne vois pas bien en effet ce que peut être la philosophie d’une science en dehors de spéculations d’ordre général, visant l’ensemble des théories, et ne pouvant être utilement abordées que par des gens du métier. Ici nous n’avons rien de semblable ; il s’agit principalement de recherches sur l’origine et la nature des concepts primordiaux, recherches dont les savants spéciaux peuvent parfaitement se désintéresser, puisqu’ils n’ont qu’à prendre ces concepts tout formés. Mais si ces recherches ne constituent pas une philosophie, elles n’en sont pas moins d’une importance incontestable pour la théorie de la connaissance.

En leur consacrant un ouvrage spécial et étendu, M. Husserl a essayé de combler une lacune évidente. Y aura-t-il réussi ? c’est ce qu’il est encore difficile de prévoir pour le moment. Le sujet, tel qu’il l’a conçu, est en effet beaucoup plus délicat qu’il peut sembler au premier abord.

Les résultats obtenus par des études psychologiques ou logiques du genre de celles de M. Husserl sont en effet relatifs dans une certaine mesure à la langue que parle l’auteur ; ils n’ont point une valeur universelle. Comme le savait très bien Aristote, la logique n’est que la science du λόγος, du langage ; ce n’est que par suite d’une singulière illusion que le logicien procède pratiquement en réaliste, que, par ce fait qu’il possède un concept déterminé, il traite ce concept comme