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C’est que la vie vient tout modifier. Le facteur personnel d’une part, la vie de l’autre, voilà les deux éléments qui comptent pour une nature un peu prime-sautière. La notion inculquée ne garde son empire que sur les natures amorphes, passives, qui se laissent mener par les idées toutes faites et par la mémoire.

Si l’argument ne risquait de paraître un peu superficiel, nous pourrions faire remarquer qu’un regard jeté sur le personnel de nos hommes politiques nous montre un assez grand nombre d’entre eux précisément dans le camp d’où leur éducation scolaire semblait devoir les écarter.

Aujourd’hui la foi dans l’éducation intellectuelle est poussée à l’extrême. Il y a quelque chose de comique à voir l’outrecuidance de certains jeunes bourgeois qui, frais émoulus des écoles, frottés de savoir livresque, n’ayant d’ailleurs pas eu le temps de joindre la science du monde à la science des livres, vont au peuple pour l’instruire, et se proposent comme guides intellectuels et moraux, à des hommes qui ont sur eux l’énorme supériorité morale d’avoir pris contact avec la vie, avec la misère et avec la douleur.

Sur le peu d’efficacité de la notion inculquée, Schopenhauer n’a rien laissé à dire. Il suffit de relire l’admirable chapitre sur les Rapports de l’Intuitif et de l’Abstrait[1] dans lequel il développe ce thème. On sait avec quel humour il explique pourquoi les hommes les mieux armés de préceptes et de notions toutes faites, sont en général les plus maladroits, et font dans la vie la plus piteuse figure. Plus d’un romancier a tiré parti de cette observation, pour montrer les balourdises où tombent les hommes qui se guident dans la vie d’après des idées uniquement spéculatives et qui les suivent avec une assurance comique jusqu’au jour où quelque accident, quelque brutale leçon de l’expérience vient leur faire toucher du doigt la vanité de la notion inculquée.

Les éducationistes répondront sans doute que ce sont là des accidents qui sont imputables à l’imbécillité ou à l’aveuglement de l’individu ou encore à la fausseté de l’éducation qu’on lui a inculquée, mais qui ne prouvent rien contre le principe général qui admet la vertu bienfaisante et moralisatrice de l’éducation. Le partisan de l’éducationisme, part en effet de l’hypothèse d’un système d’éducation fondé sur la Raison et qui, en possession de la vérité scientifique, ne peut manquer de produire le bonheur individuel et social. C’est ce concept de vérité mis à la base de l’éducationisme qu’il convient d’examiner maintenant.

  1. Schopenhauer, Le monde comme volonté, t. II.