Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 59.djvu/155

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celle de toutes les autres ; et, tant que celle-là subsiste, rien n’est fait, puisque, ne pouvant s’exercer que par l’intermédiaire de l’homme, elle consacre le principe qu’il s’agit de détruire, en même temps qu’elle lui fournit des applications pratiques.

De tout ceci les hommes jusqu’à présent se sont assez mal rendu compte en général : l’humanité a bien de la peine à voir avec clarté les voies dans lesquelles elle marche spontanément. C’est pourquoi l’athéisme, autrefois presque inconnu, aujourd’hui assez répandu et gagnant sans cesse du terrain, garde malgré tout le caractère d’une exception, et continue à répugner fortement à la majorité des hommes. Mais il est dans l’air que nous respirons tous, ou plutôt il est dans la logique de la situation où nous sommes placés ; et pour l’observateur impartial il est hors de doute que, le jour où l’humanité civilisée dans son ensemble aura pris une conscience à peu près distincte de ses aspirations secrètes les plus fondamentales, — et ce jour arrive à grands pas grâce à la diffusion croissante des écrits qui les lui révèlent — c’en sera fait définitivement de « la dernière idole », c’est-à-dire de l’idée d’un Dieu créateur et souverain maître de l’homme.

Que faire en présence d’une telle situation ? La tenir pour anormale et transitoire en rejetant comme fausse la loi historique dont nous parlons ? C’est impossible : cette loi est l’évidence même. Maudire la loi ? Ce serait contradictoire ; attendu que, si Dieu existe, il est Providence : et que devient son action providentielle si, depuis qu’elle est apparue sur la terre, l’humanité n’a cessé de déchoir, et de s’enfoncer de plus en plus dans les ténèbres du mal et de l’erreur ? D’ailleurs, il est certain que ce constant effort du genre humain pour conquérir sa liberté depuis les origines de l’histoire fait partie intégrante de tout le mouvement d’idées et de faits duquel la civilisation est née ; car il est à lui seul le progrès social presque tout entier ; et le progrès social est étroitement connexe au progrès économique, au progrès scientifique, au progrès moral, lesquels sont connexes entre eux. Dès lors, si ce n’est pas la révolte qui a tort contre l’autorité, il faut bien que ce soit l’autorité qui ait tort contre la révolte[1]. Ce qui nous conduit à penser que l’idée d’un personnage divin très sage et très puissant, qui serait le maître de l’homme et dont, pour l’homme, la volonté ferait loi, cette conception, vieille comme le monde, et qui semble être la pierre angulaire de la raison humaine, est une conception surannée, représen-

  1. Non pas qu’en soi la révolte contre l’autorité soit un progrès. Le véritable progrès consiste, non à se révolter, mais à se rendre digne et capable de se passer de l’autorité.