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dans le corps des sciences, sinon la cinquième roue du char, l’impuissance mise en action ? — Partout où elle combattra seule contre un vice, on est assuré de sa défaite ; elle est comparable à un mauvais régiment qui se laisserait repousser dans toutes les rencontres et qu’il faudrait casser ignominieusement…[1]. » La conclusion de Fourier est qu’une société intelligente cesserait de payer des professeurs de morale.

On sait le cas que Stendhal fait de la morale. Dans le Rouge et le Noir et ses autres romans, il fait toujours agir ses héros et ses héroïnes d’après leur tempérament. Dans toute son œuvre court comme thème fondamental ce qu’on a appelé le beylisme ou théorie de la vertu comme timidité. Stendhal ne manque pas une occasion de ridiculiser la morale et les moyens pitoyables qu’elle prend pour convertir les âmes. Quand Fabrice est dans la prison de la citadelle de Parme et qu’on pose devant sa fenêtre d’énormes abat-jour qui ne doivent laisser au détenu que la vue du ciel : « On fait cela pour la morale, lui dit le geôlier, afin d’augmenter une tristesse salutaire et l’envie de se corriger dans l’âme des prisonniers. »

Dans sa philosophie de l’histoire fondée sur l’idée de race, le comte de Gobineau déprécie singulièrement le rôle historique des religions et des morales.

Il combat cette foi aussi vieille que le monde, qui consiste à croire que les peuples n’ont d’autre but que de réaliser des idées morales. Dans son Essai sur l’inégalité des races, il n’accorde aux diverses morales, aux religions, aux dogmatismes sociaux, qu’une influence insignifiante sur la durée des institutions. Il y soutient que le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l’irréligion n’amènent pas nécessairement la chute des sociétés : que le christianisme n’a ni créé ni transformé l’aptitude civilisatrice. L’esprit, l’intelligence, la volonté varient suivant les races, mais le rôle de l’éducation reste toujours infinitésimal[2].

  1. Fourier, Théorie des quatre mouvements, p. 188.
  2. La correspondance entre M. de Gobineau et M. de Tocqueville, publiée récemment dans la Revue des Deux Mondes, nous fait connaître la différence du sentiment des deux penseurs et caractérise assez bien l’immoralisme de M. de Gobineau. M. de Tocqueville écrit à M. de Gobineau : « Malheureusement, nous avons bien d’autres dissidences et de plus graves. Vous me semblez contester même l’utilité politique des religions. Ici, vous et moi, nous habitons les antipodes. La crainte de Dieu, dites-vous, n’empêche point d’assassiner. Quand cela serait, ce qui est fort douteux, que faudrait-il en conclure ? L’efficacité des lois soit civiles, soit religieuses, n’est pas d’empêcher les grands crimes (ceux-là sont d’ordinaire le produit d’instincts exceptionnels et de passions violentes qui passent à travers les lois comme à travers les toiles d’araignée) ; l’efficacité des lois consiste à agir sur le commun des hommes, à régir les actions ordinaires de tous les jours, à donner un tour habituel aux idées, un ton général aux mœurs. Réduites à cela, les lois religieuses sont si nécessaires qu’on n’a pas encore vu dans le monde de grandes sociétés qui aient pu s’en passer. Je sais qu’il y a beaucoup d’hommes qui pensent que cela se verra un jour et qui se mettent tous les matins à la fenêtre dans l’idée que peut-être ils vont apercevoir se lever ce nouveau soleil. Quant à moi, je suis convaincu qu’on regardera toujours en vain. Je croirais plutôt à la venue d’une nouvelle religion qu’à la grandeur et à la prospérité croissante de nos sociétés modernes sans religion. » Revue des Deux Mondes, 1er juin 1907.