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solument, soit pour avoir les vivres qu’il faudra leur apporter si on veut les conserver sur ces côtes, et qu’ils ne pouroient avoir sans s’exposer en venant les chercher icy des Rivières, sans parler que nous avons plusieurs familles absolument incapables de transporter des vivres pour des portages de sept, dix et même vingt lieues, telles sont sans contredit les femmes dont on a enlevé les maris et qui pour la plupart n’ont que de jeunes enfants incapables de leur porter aucune assistance.

Je leur ay souvent proposé ces raisons, je me suis rendu au bord de la mer pour leur chercher un azile, et depuis un mois je ne cesse de les appeler, mais malheureusement on ne se dépesche guère.

L’Accadien est d’une irrésolution qui a de quoy surprendre en général, on ne voudroit pas être pris pour quoi que ce soit au monde, on estimeroit plutôt être mené jusqu’à Michel Machina.

D’un autre côté il faut se résoudre à un grand sacrifice, si on va au Canada, il faut dire à Dieu à son pays, à son habitation, à sa maison, abandonner les animaux et tant d’autres objets pour lesquels on a attachement demezuré, il est dur d’y penser seulement, on s’imagine avec quelque raison d’ailleurs, qu’il faudra essuyer bien de la misère avant de s’embarquer pendant la traversée, en Canada même (nos habitans iroient plus volontiers sur l’Isle Saint Jean ou à la Rivière Saint Jean mais il craignent la famine dans ce dernier endroit et l’Anglois dans l’autre) on se figure avec quelque espèce de trouble qu’une fois en Canada on ne reviendra plus, c’est l’exil.

Telle est la façon de penser de ces bonnes gens qui n’ont jamais encore sorti de leur païs à les entendre on est misérable partout ailleurs, on n’y mange de viande que le quart de saoul. L’accadie, disent-ils, jusqu’à ces dernières années étoit un Paradis sur terre.

On pense encore que nous aurons la paix incontinent ou que l’Accadie sera peut-être reprise par une flotte françoise dans le cours de l’été prochain ou dans deux ans au plus, qu’on pourroit se cacher seurement en attendant et vivre de ses bestiaux (ce qui n’est qu’à la portée d’un petit nombre) on voudroit encore attendre des nouvelles du Canada, on s’assemble, on délibère, on demande l’avis d’un Missionnaire ou d’un officier et puis on fait à sa teste, l’un se cache bien, l’autre mal caché le découvre : est-il pris quelqu’un ? On tremble, on veut s’en aller, mais on se rassure bientôt, on s’endort dans une fausse tranquilité, on vit dans des espérances flateuses mais souvent chimériques.

Telle est la conduite de ce peuple que l’expériance rend malheureux, quoy qu’il en soit, j’espère que toutes leurs réflexions faites ils se rendront presque tous au bord de la mer avant la fin printemps.

Nous avons icy actuellement environ soixante familles, Memeramcouq s’évacue tous les jours et les autres Rivières imiteront son exemple.

Mais le tout n’est pas de se rendre à la mer, il faut y subsister jusqu’à nouvel ordre et voilà un des points les plus embarrassans ; par les malheurs du temps on n’a pu faire qu’une très petite partie de la moisson.