Page:Richepin - La Chanson des gueux, 1881.djvu/145

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
108
la chanson des gueux


Tout à coup, abîmé dans ma pensée amère,
J’entendis un chant doux au dehors murmurer.
Ô douleur, comme nous qui souffrons, éphémère !
C’en fut assez, hélas ! pour cesser de pleurer.

Le cœur gros mais calmé, je dus quitter ma place
Pour aller entr’ouvrir les rideaux. Il neigeait.
Sous la porte enchère, humide et noire, en face,
Était un pauvre vieux que la bise assiégeait.

Ses doigts tout grelottants, raidis par la froidure
Qui flagellait ce corps de ses coups sans répit,
Tournaient d’un orgue faux la manivelle dure,
Et le son m’arrivait par la neige assoupi.

Je jetai dans la rue une aumône au vieil homme,
Qui s’en alla, mettant son orgue sur son dos.
Puis, sans savoir quel air il jouait, quelle somme
J’avais pu lui jeter, je fermai les rideaux.

Qu’il était loin de moi, ce pauvre air ! Ma maîtresse
Ne m’ayant fait souffrir que pour m’en aimer mieux,
J’avais tout oublié, l’air, le jour, ma détresse,
Orage passager dans l’azur de mes cieux.

Et voilà qu’aujourd’hui soudain je me rappelle,
En entendant cet air, que je l’avais en moi.
Tu reviens me trouver, ancienne ritournelle,
Et tout le passé mort ressuscite avec toi.