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nous autres gueux

Brandissant des poignards, agitant des marottes,
Criant, riant, priant, et se tordant les mains,
Le troupeau des vertus et des vices humains.

Vous représentez-vous tout ce que fut cet homme,
Et ce qu’il a vécu d’existences, en somme ?
Être Napoléon, Othello, Buridan,
Kean, Méphistophélès, don César de Bazan,
Et passer, oubliant ce qu’on était naguère,
De Paillasse à Vautrin, de Ruy-Blas à Macaire !
Rendre tout, sentir tout ! Avoir autant de voix
Qu’il est d’astres au ciel et de feuilles aux bois !
S’incarner tous les jours, prendre cent effigies,
Comme les anciens dieux dans les mythologies !
Se dire que tout l’homme habite ce front-là,
Et n’avoir qu’un seul cœur pour porter tout cela !

Ah ! le monde qui vient au théâtre et s’amuse,
Ne sait pas ce que coûte un baiser de la muse,
Quelle amertume il laisse, et quels déchirements
Dans les grands cœurs blessés qu’elle a pris pour amants.
Non, vous ne savez pas qu’à son front de monarque,
Sous la couronne d’or l’épine a fait sa marque,
Et que son grand manteau de pourpre éblouissant
Est rouge d’avoir bu le plus pur de son sang.
Non, vous ne savez pas qu’il faut souffrir sans trêve
Pour donner une forme, une vie, à son rêve,
Que la fleur de l’idée a pour sève les pleurs,
Que les enfantements sont toujours des douleurs.