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MES PARADIS

Perdu parmi les flots de cette mer humaine
Qui s’agite en moi sans que personne la mène.
Cette mer, je ne dois pas même par l’oubli
M’en évader. Comment la fuir ? J’en suis rempli.
Autant vaudrait vouloir sauter hors de mon ombre.
Cette houle de moi qui pullulent sans nombre
En moi, les rejeter de moi, je ne peux pas.
Dans tout ce que je suis, j’entends grouiller leurs pas.
Dans tout ce que je sens, je vois fleurir leurs rêves.
Mes gestes et mes dits et mes faits sont les grèves
Où viennent aboutir ces tas de flots hurleurs
En des actes que je crois miens et qui sont leurs.
Car les leurs ou les miens, à quoi les reconnaître ?
Mêmes aspects partout, qu’un même esprit pénètre !
Car leurs vœux, leurs regrets, leurs péchés, leurs remords,
Leurs songes, leurs raisons d’être, ne sont pas morts,
Mais, en un rut phénix qui sans fin recommence,
S’engendrent à jamais de leur propre semence.
Et ces vœux, ces raisons, ces songes, en effet,
Qu’ils soient miens ou soient leurs, qu’importe ? J’en suis fait
Ainsi s’évanouit l’orgueilleuse chimère
De me constituer un moi, fût-ce éphémère,
Mais défini, précis, à part, indépendant.
Tous ces tenaces moi, que je suis, m’obsédant,
Même au plus seul de la plus seule solitude,
Je suis toujours peuplé par cette multitude.