Page:Richepin - Mes paradis, 1894, 2e mille.djvu/51

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« Regarde autour de toi vers quel lointain sans fond
« Les choses et les faits et les êtres s’en vont,
« Peuple nomade qui, tandis qu’on le dénombre,
« Disparaît, ne laissant rien, pas même son ombre.
« Songe aux amis perdus, songe aux amours trahis,
« Songe à tant de tombeaux par la mousse envahis
« Et qui font de ton cœur un vaste cimetière.
« Regarde en toi, quels flots d’idée et de matière
« À travers ton esprit et ta chair ont passé
« Et dont ton souvenir obscur est l’in-pace.
« Dans cette catacombe essayons de descendre.
« Les yeux sont aveuglés aux tourbillons de cendre
« Que nos pas font jaillir du désert ténébreux.
« Que de gens abolis ! Comme ils sont peu nombreux
« Ceux que nous évoquons de ce vieil ossuaire !
« Combien dont tu ne peux, en levant leur suaire,
« Te rappeler l’image et dire encor le nom !
« Combien dont tu ne sais plus rien de rien, sinon
« Qu’ils ont vécu ! Pourtant, tous ces pâles fantômes,
« C’est toi ; c’est par ton cœur qu’ont roulé leurs atomes ;
« Ce qu’ils sentaient alors, c’est toi qui l’as senti,
« Quelque ancien toi, depuis longtemps anéanti,
« Que ton toi d’à présent n’ose plus reconnaître.
« Parmi tous ces défunts qui formèrent ton être,
« Cherche-toi dans toi-même, et vois sous quels oublis
« Les vivants que tu fus dorment ensevelis.