Page:Ridel - Relation de la captivité et de la délivrance de Mgr Ridel, 1879.pdf/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 47 —

qui vint exciter les imaginations. On se communiquait en effet, en secret, que la reine venait d’avoir un enfant, quelques-uns même ajoutaient que c’était un garçon. Dès lors la plupart des prisonniers s’attendaient à être grâciés, ou à obtenir une diminution de peines ; et, d’après la loi ou la coutume, à partir de ce jour et pendant les cent jours qui suivent, on ne peut faire aucune exécution, ni appliquer les coupables à la question ou à la torture… C’étaient donc des vacances que les prisonniers allaient avoir. Dans le courant de la journée, ce bruit fut confirmé ; la reine Min, la femme du roi actuel, était accouchée d’un garçon ; c’était son second fils, le frère du prince héritier présomptif qui deux ou trois ans avant, avait été reconnu par le gouvernement chinois comme devant succéder à son père. Je donne ces détails parce que le roi a plusieurs autres enfants d’autres femmes. Cette nouvelle répandit la joie ; on disait en effet que, comme à la naissance de son frère, tous les prisonniers seraient mis en liberté ; cependant ce n’était pas une certitude, comme la suite le fit voir.

Quoi qu’il en soit, les procédures cessèrent et on ne fit plus d’exécutions ; cependant de temps à autre on amenait de nouveaux prisonniers. C’est vers ce temps que nous vîmes entrer un prisonnier, il paraissait fatigué, il avait la figure pâle, il était sale de poussière et de boue, et portait une petite cangue passée au cou. C’était notre courrier de Pyen-men ; je ne pus le reconnaître tant il était changé. Arrêté au commencement de janvier, il avait été appliqué à une rude torture, puis on l’envoyait subir son jugement à la capitale. Nous pûmes le voir quelques instants, puis on le fit entrer dans le cachot des voleurs où, faute de soins et de nourriture, il s’affaiblit de plus en plus. Nous le revîmes plusieurs fois, lorsqu’on permettait aux voleurs de sortir un instant dans la cour ; plusieurs fois même, nous pûmes lui faire passer un peu de riz. Un matin, vers le milieu du mois de mai, nous le vîmes encore, et le soir c’était son corps qu’on jetait dans la chambre aux cadavres ; je dis jeter, car c’est bien le mot. Cependant le chef des satellites eut des doutes, puisque le soir il envoya voir si vraiment il était mort ; le geôlier répondit affirmativement et, malgré tout, le chef donna ordre de mettre ce cadavre aux entraves, sans doute par crainte superstitieuse et parce qu’il était chrétien.

Le 20 avril, lendemain de la délivrance du vieux noble, on nous amena une vieille dame à peu près du même âge, soixante-dix ans environ, et qui prit sa place au fond du cachot. En