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DE L'UNIVERSALITÉ


tronquèrent ces finales qui leur étaient inutiles, et qui défiguraient le mot à leurs yeux. Mais dans les emprunts que les langues modernes se font entr’elles, le mot ne s’altère que dans la prononciation.

Pendant une espace de quatre cents ans, je ne trouve en Angleterre que Chaucer et Spencer. Le premier mérita, vers le milieu du quinzième siècle, d’être appelé l’Homère anglais : notre Ronsard le mérita de même ; et Chaucer, aussi obscur que lui, fut encore moins connu. De Chaucer jusqu’à Shakespeare et Milton, rien ne transpire dons cette île célèbre, et sa littérature ne vaut pas un coup-d’œil[1].

Me voilà tout-à-coup revenu à l’époque où j’ai laissé la langue française. La paix de Vervins avait appris à l’Europe sa véritable position ; on vit chaque état se placer à son rang. L’Angleterre brilla pour un moment de l’éclat d’Élisabeth et de Cromwel, et ne sortit pas du pédantisme ; l’Espagne épuisée ne put cacher sa faiblesse ; mais la France montra toute sa force, et les lettres commencèrent sa gloire.

Si Ronsard avait bâti des chaumières avec des tronçons de colonnes grecques, Malherbe éleva le premier des monumens nationaux. Richelieu qui affectait toutes les grandeurs, abaissait d’une main la maison d’Autriche, et de l’autre, attirait à lui le jeune Corneille, en l’honorant de sa jalousie. Ils fondaient ensemble ce théâtre, où, jusqu’à l’apparition de Racine, l’auteur du Cid régna seul. Pressentant les accroissemens et l’empire de la langue, il lui créait un tribunal, afin de devenir par elle le législateur des lettres. A cette époque, une foule de génies vigoureux s’emparèrent de la langue française, et lui firent parcourir rapidement toutes ses périodes, de Voiture jusqu’à Pascal, et de Racan jusqu’à Boileau.

Cependant l’Angleterre échappée à l’anarchie, avait repris ses premières formes, et Charles II était paisiblement assis sur un trône teint du sang de son père. Shakespeare avait paru ; mais son nom et sa gloire ne devaient passer les mers que deux siècles après ; il n’était pas alors, comme il l’a été depuis, l’idole de sa nation et le scandale de notre littérature[2]. Son génie agreste et populaire déplaisait au prince et aux courtisans. Milton qui

  1. Je ne parle point du chancelier Bacon et de tous les personnages illustres qui ont écrit en latin ; ils ont travaillé à l’avancement des sciences, et non au progrès de leur propre langue.
  2. Comme le théàtre donne un grand éclat à une nation, les Anglais se sont ravisés sur leur Shakespeare, et ont voulu, non-seulement l’opposer, mais le mettre encore fort au-dessus de notre Corneille : honteux d’avoir jusqu’ici ignoré leur propre richesse. Cette opinion est d’abord tombée en France, comme une hérésie en plein concile : mais il s’y est trouvé des esprits chagrins et anglomans, qui ont pris la chose avec enthousiasme. Ils regardent en pitié ceux que Shakespeare ne rend pas complettement heureux, et demandent toujours qu’on les enferme avec ce grand-homme. Partie mal saine de notre littérature, lasse de reposer sa vue sur les belles proportions ! Essayons de rendre à Shakespeare sa véritable place.
    On convient d’abord que ses tragédies ne sont que des romans dialogués, écrits d’un style obscur et mêlé de tous les tons ; qu’elles ne seront jamais des monumens de la langue anglaise, que pour les Anglais même : car les étrangers voudront toujours que les monumens d’une langue en soient aussi les modèles, et ils les choisiront dans les meilleurs siècles. Les poëmes de Plaute et d’Ennius étaient des monumens pour les Romains et pour Virgile lui-même ; aujourd’hui nous ne reconnaissons que l’Éneide. Shakespeare, pouvant à peine se soutenir à la lecture, n’a pu supporter la traduction, et l’Europe n’en a jamais joui : c’est un fruit qu’il faut goûter sur le sol où il croit. Un étranger qui n’apprend l’Anglais que dans Pope et Adisson, n’entend pas Shakespear, à l’exception de quelques scènes admirables que tout le monde sait par coeur. Il ne faut pas plus imiter Shakespear que le traduire : celui qui aurait son génie, demanderait aujourd’hui le style et le grand sens d’Adisson. Car si le langage de Shakespeare est presque toujours vicieux, le fond, de ses pièces l’est bien davantage : c’est un délire perpétuel ; mais c’est quelquefois le délire du génie. Veut-on avoir une idée juste de Shakespeare ? Qu’on prenne le Cinna de Corneille, qu’on mêle parmi les grands personnages de cette tragédie, quelques cordonniers disant des quolibets, quelques poissardes chantant des couplets, quelques paysans parlant le patois de leur province, et faisant des contes de sorciers ; qu’on ôte l’unité de lieu, de tems et d’action ; mais qu’on laisse subsister les scènes sublimes, et on aura la plus belle tragédie de Shakespeare. Il est grand comme la nature et inégal comme elle, disent ses enthousiastes. Ce vieux sophisme mérite à peine une réponse.
    L’art n’est jamais grand comme la nature, et puisqu’il ne peut tout embrasser comme elle, il est