Page:Robida - Le vingtième siècle, 1883.djvu/133

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« Par la sang-Dieu ! une belle nuit pour une orgie à la tour ! les huîtres sont exquises ! » ne manque pas de dire le patron du restaurant en allumant un feu de Bengale au pied de son castel à l’arrivée de chaque client.

M. Ponto avait donc gaiement soupé tout en haut de la tour, dans un cabinet tendu de drap noir, semé de larmes d’argent, de lions héraldiques tirant une langue rouge et de potences en croix. Rosa avait ri énormément et, au départ, avait tenu à embrasser sur son casque, le valet de pied enfoui dans une armure historique, qui faisait faction sur la plate-forme de la tour.

« Un aérocab ! » demanda Ponto en boutonnant son pardessus.

Le valet de pied bardé de fer alluma un feu de Bengale vert et tira la corde d’une cloche qui rendit un son lugubre. C’était le signal pour la station d’aérocabs de la tour Saint-Jacques. Un de ces véhicules démarra et fut en une minute au sommet du restaurant.

M. Ponto allait reconduire la charmante Rosa jusqu’au délicieux petit appartement qu’il lui avait fait meubler sur les hauteurs de Saint-Cloud. Il donna l’adresse au mécanicien et l’aérocab, vira de bord.

Faut-il le dire ? M. Ponto s’endormit aussitôt. Il avait l’âme bien terre à terre, ce banquier, et la poésie n’était pas son fort. Paris la nuit ne l’intéressait même pas. Il ne donnait rien de plus qu’un regard dédaigneusement distrait au magique spectacle présenté par l’énorme cité, fantastiquement éclairée par ses phares électriques à réflecteurs.

Sous l’aérocab planant à deux cents mètres, Paris prenait des aspects diaboliques ; des masses confuses de maisons se déroulaient coupées par les raies lumineuses des rues et striées soudain par des éclats de lumière, par l’étincellement des places et le flamboiement des monuments électriquement éclairés de la base au faîte. De distance en distance brillaient les phares électriques, placés soit sur de vieux monuments surélevés, soit sur des édifices spéciaux ; pour aider à la circulation aérienne, ces phares ont des foyers de formes variées et donnent une lumière de couleur différente pour chaque quartier. De la sorte, quand un aérocab arrive dans la zone bleue, devant un phare en forme d’étoile, le mécanicien sait qu’il est au-dessus du vieux quartier Saint-Denis ; le foyer du phare à la forme de croissant de lune indique le quartier Bonne-Nouvelle et le foyer carré, toujours donnant une lumière bleue, annonce le faubourg Montmartre.

La nuit est donc à peu près supprimée ; à trois cents.mètres d’altitude règne encore une sorte de crépuscule qui permettrait à la rigueur aux