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LES FANTÔMES BLANCS

Lorsque celle-ci arriva l’accès était passé, mais la malade gisait là, si pâle que son amie se pencha sur elle avec anxiété. Mme Merville ouvrit les yeux.

— L’accès a été terrible, dit-elle, j’ai cru, un instant, que ma dernière heure était venue…

Elle ferma les yeux un moment et parut s’endormir, mais bientôt elle reprit d’une voix plus ferme :

— Ne pleure pas, Marguerite, et vous, ma bonne amie ne pleurez pas non plus. Le long martyre de ma vie est fini, et je partirais heureuse si je ne laissais ici-bas des êtres bien chers… Mais je vous les lègue, vous les protégerez j’en suis certaine, et cela adoucit mes derniers moments… Marguerite, il faut que tu me promettes de ne jamais abandonner Odette, tu sais comme elle est impressionnable et nerveuse, remplace-moi auprès d’elle…

Elle se tut pendant quelques minutes, puis murmura sans ouvrir les yeux :

— Je crois que je vais dormir, va te reposer mon enfant, Mme Jordan restera près de moi.

— Oui, dit tout bas la femme de l’armateur, va essayer de dormir, il faut te reposer et ménager tes forces, tu en auras besoin, pauvre petite, ajouta Mme Jordan en mettant un baiser sur le front de la jeune fille.

Marguerite se retira dans sa chambre et se jeta toute habillée sur son lit. Elle ne pouvait croire que la mort fut si près d’elle… Sa mère était encore jeune et Dieu était si bon. Quelle prière fervente monta du cœur de la jeune fille pour la chère malade qu’elle venait de quitter. Elle pria longtemps ; enfin, vaincue par la fatigue, elle s’endormit.

Elle dormait depuis une heure à peine lorsqu’un coup frappé à la porte vint la réveiller en sursaut.

— Venez vite, mademoiselle, madame est plus mal, dit Nanette toute en larmes.

La jeune file se précipita vers la chambre de sa mère et vint s’agenouiller près du lit. On venait d’administrer les derniers sacrements à la malade, et maintenant la voix du prêtre, récitant les prières des agonisants, résonnait seule dans le silence de la chambre, appelant la miséricorde divine sur cette âme qui allait quitter la terre.

M. et Mme Jordan étaient là ; Lilian et Odette, serrées dans les bras de Maggy, pleuraient silencieusement. M. Merville, parti en joyeuse compagnie pour une chasse dans la propriété de l’un de ses amis, n’était pas revenu.

Marguerite étreignit les pauvres mains diaphanes qui ne répondaient plus à ses caresses. C’était donc vrai, elle allait mourir cette créature d’élite… Elle s’en irait vers l’au-delà sans que le compagnon de sa vie, celui qui avait juré d’aimer et de protéger cette frêle créature, fut là pour lui adresser l’adieu suprême… Ah ! Marguerite le comprenait maintenant le long martyre de sa mère. Heureuse et aimée, elle eut vécu ; c’était l’indifférence et l’abandon de son mari qui l’avait conduite au tombeau.

Mme Merville ne devait pas recouvrer sa connaissance ; elle s’éteignit doucement vers quatre heures du matin, sans efforts et sans secousses, comme une lampe dont l’huile est entièrement consumé.

La bonne Maggy emporta Odette que les sanglots étouffaient, puis, aidée par Lily, elle la déshabilla et la coucha dans son lit où, vaincu par la fatigue et bercée par les douces paroles de sa petite amie, l’enfant ne tarda pas à s’endormir.

Lilian resta près d’elle.

Marguerite ne voulut pas quitter la chambre de sa mère. Pâle, avec des mouvements automatiques, elle aida Mme Jordan et Nanette dans les derniers soins à rendre à la chère morte, et lorsque celle-ci fut exposée dans le salon converti en chapelle ardente, la jeune fille se laissa choir sur un fauteuil.

Sa pâleur était si grande que Mme Jordan crut, un moment, qu’elle allait défaillir. Nanette lui apporta une tasse de café.

— Buvez, ma chère petite, dit Mme Jordan tout bas. Marguerite but docilement ; un peu de couleur revint à ses joues, mais elle refusa de suivre sa vieille amie.

— Ma place est ici, murmura-t-elle, et il y avait une telle prière dans les yeux de la jeune fille que Mme Jordan faisant signe à la servante de rester près d’elle sortit pour se rendre chez elle.

M. Merville rentra fort tard dans la journée ; il avait appris, par la rumeur publique, la triste nouvelle. À pas lents, il entra et vint s’agenouiller près de la couche funèbre. Quelles pensées s’agitaient dans la tête de cet homme ? Allait-il céder à un bon mouvement en s’approchant de sa fille avec de douces paroles ? Nul ne le sut jamais… Ellen entra et vint lui serrer la main avec des paroles de sympathie, puis elle embrassa Marguerite qui resta froide sous cette caresse dont elle connaissait la valeur.

Deux religieuses, amies de Mme Merville, avaient obtenu l’autorisation de venir passer la nuit près de celle qui avait été leur bienfaitrice.

Elles entrèrent à ce moment accompagnées de Mme Jordan.

Marguerite sembla s’éveiller d’un rêve : elle s’élança dans les bras que lui tendaient les bonnes religieuses et fondit en larmes. Ces larmes, c’était le salut pour la pauvre petite ; elle pleura longtemps. À la fin, brisée de fatigue, elle se leva et, s’adressant aux religieuses, elle leur désigna sa mère :

— Je vous la confie, dit-elle ; puis, prenant le bras de sa vieille amie, elle murmura : Allons voir Odette.

Toutes deux sortirent pour gagner la maison de l’armateur. Une voiture arrivant en sens inverse leur fit pousser une exclamation de surprise :

— Paul ! Harry !

Le jeune Merville se jeta dans les bras de Mme Jordan :

— Ah ! bonne amie, dites-moi qu’il n’est pas trop tard !

— Hélas ! répondit Mme Jordan, ta pauvre mère a cessé de souffrir.

Paul embrassa sa sœur dont Harry serrait les mains tremblantes.

— Mes pauvres chéries, dit-il, vous allez être bien seules.

— Et moi, ne suis-je pas là ? dit Mme Jordan.

— Mon Paul, dit alors Marguerite, avec des amis comme M. et Mme Jordan nous avons encore une famille. Pourvu que l’on ne cherche