Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/160

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il vécut comme avec un ange — il avait eu son avant-paradis.

Borluut maintenant habitait avec les deux sœurs ; il les comparait : Barbe, catholique et violente ; Godelieve, mystique et douce ; l’une était la greffe espagnole dans la race ; elle était bien d’Espagne, par sa joie de faire souffrir, son corps comme un bûcher, sa bouche comme une blessure ; goût de supplices, d’inquisition et de sang ; l’autre était la figure originelle, le type foncier, l’Ève flamande aux cheveux blonds des Van Eyck et des Memling. Et cependant elles ne différaient pas trop, malgré tout ; les siècles et l’hérédité avaient atténué le sang étranger. Leurs traits étaient communs, quand on se rappelait le visage de leur père. Toutes deux avaient son nez un peu aquilin, son haut front lisse et calme, et ces yeux, couleur des canaux, de ceux qui vivent au Nord, dans les pays d’eau. Chacune lui ressemblait à sa façon, et ainsi elles se ressemblaient entre elles.

Tout au plus un autre éclairage. C’était la même fleur mise à l’ombre ou mise au soleil, née durant le jour ou née durant la nuit.

Cela avait fait la différence ; et la vie de Borluut se joua !

De voir, en vivant avec toutes les deux, qu’elles se ressemblaient, l’ennui et le chagrin de Joris s’accrurent. Quelle malchance d’avoir choisi, entre ces deux femmes, un peu jumelles, cette Barbe irritable, cruelle et névrosée, qui lui flétrit toute la joie de