Page:Rodenbach - Les Tristesses, 1879.djvu/16

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Partout tu chercheras l’impalpable chimère,
Exilé comme Dante, aveugle comme Homère,
Sans qu’on voie à ton front où les anges l’ont lu
Le signe dont Dieu marque en naissant chaque élu !…
Tu mendieras ton pain, si tu nais sans fortune,
Sans qu’on te donne plus ― tant la plainte importune ―
Qu’à ces mornes vieillards qui sur les grands chemins
Font chanter un vieil orgue avec leurs vieilles mains.

Enfin si ta voix gronde ainsi qu’une marée,
Indomptable comme elle, et comme elle éplorée ;
Si, malgré tes parents fiers et pourtant craintifs,
Tu fais chanter, pareils à des ramiers plaintifs,
Ces poèmes ailés que recueillent les âmes,
Tu verras tout à coup des envieux infâmes
Te suivre, te railler, et comme des corbeaux
Dépecer ta pensée et la mettre en lambeaux.
Jalousant ton essor vainqueur dans les espaces,
Ils perceront ta chair de leurs ongles rapaces
Pour mieux te retenir dans la boue auprès d’eux !…
Et toi, tu porteras, comme un goitre hideux,
Cet amas de jaloux rongeant tes flancs robustes
Jusqu’au jour où ton corps, sous de pâles arbustes,
Dormira dans le marbre ignoré d’un tombeau !…