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DE DEUX MAUX, LE MOINDRE

mations que les fanatiques des deux partis nous adressent de rompre nos liens), vous savez combien j’aime votre vieille Allemagne et tout ce que je lui dois. Je suis fils de Beethoven, de Leibnitz et de Goethe, au moins autant que vous. Mais à votre Allemagne d’aujourd’hui, dites-moi, que dois-je, que devons-nous, en Europe ? Quel art avez-vous bâti, depuis les monuments de Wagner, qui marquent la fin d’une époque et sont déjà du passé ? Quelle pensée neuve et forte, depuis la mort de Nietzsche, dont la géniale folie a par malheur laissé son empreinte sur vous, mais ne nous a pas marqués ? Où avons-nous cherché, depuis plus de quarante ans, notre nourriture d’esprit et notre pain de vie, lorsque notre grasse terre ne suffisait pas à satisfaire notre faim ? Qui ont été nos guides, sinon les écrivains russes ? Qui pouvez-vous opposer, Allemands, à ces colosses de génie poétique et de grandeur morale, Tolstoï, Dostoievsky ? Ce sont eux qui m’ont fait mon âme ; en défendant la race qui fut leur source, c’est ma dette que j’acquitte envers eux, envers elle. Le mépris que j’éprouve pour l’impérialisme prussien, — si je ne l’avais puisé dans mon cœur de Latin, — je l’eusse puisé en eux : il y a vingt ans que Tolstoï l’exprima contre votre Kaiser. En musique, l’Allemagne, si fière de sa gloire ancienne, n’a que des épigones de Wagner, des virtuoses exaspérés de l’orchestre, comme Richard Strauss, mais pas