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BEETHOVEN

temps, avant que je les écrive, je modifie, je rejette, j’essaie aussi longtemps jusqu’à ce que je sois satisfait : alors commence dans ma tête le vrai travail (die Verarbeitung — le façonnage) en large, en resserré, en haut et en profond ; et comme j’ai conscience de ce que je veux, jamais ne m abandonne l’idée qui couve au fond, elle monte, elle croît et pousse, j’entends et vois le tableau dans toute son extension, comme dans une fonte, l’œuvre se dresse devant mon esprit ; et il ne me reste plus que le travail de le transcrire, ce qui va vite… Et maintes fois, fe mène plusieurs travaux à la fois, mais je suis sûr de n embrouiller aucun avec l’autre. »

(Notons en passant l’intérêt psychologique de ces confidences à Schlôsser, comme à Stumpff. Il est de mode, chez les beaux esprits, de proclamer l’incapacité de Beethoven à s’exprimer, — parce qu’il n’était pas un épistolier. Mais ses entretiens montrent quelle lucidité il portait dans la création. Mieux que quiconque en art, il savait voir, — se voir — et juger[1].)

Donc, nous venons d’assister à la genèse lente, incertaine, obscure d’abord et morcelée, puis volontaire et acharnée, d’un chef-d’œuvre qui donne l’impression la plus sûre de perfection et d’unité : dix-huit mesures d’une seule tenue, d’une seule phrase, la plus sereine mélodie. Quelle leçon de travail ! Et que n’a-t-elle dû apprendre à Beethoven lui-même sur sa vraie pensée, — sur cet accouchement mystérieux du Dieu qui dort au fond de l’esprit I

En vérité, rien n’y trahit l’effort et le tâtonnement. Dès

  1. On verra, d’autre part, dans le dernier chapitre de ce livre, par le simple choix de quelques-unes de ses pensées, jetées au hasard « Finita Comœdia » dans ses Cahiers, dans quel bronze elles étaient coulées, et la vigueur magnifique de la frappe.