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LA NOUVELLE JOURNÉE

par le plaisir. Il y perdit des années, sans même profiter des moyens qu’il aurait eus, pour compléter son instruction musicale. Son orgueil ombrageux, un mauvais caractère indépendant et susceptible, l’empêchèrent de suivre aucune leçon, de demander conseil à personne.

« Quand son père mourut, il envoya promener Thémis et Justinien. Il se mit à composer, sans avoir eu le courage d’acquérir la technique nécessaire. Des habitudes invétérées de flânerie paresseuse et le goût du plaisir l’avaient rendu incapable de tout effort sérieux. Il sentait vivement ; mais sa pensée, comme sa forme, lui échappait aussitôt ; en fin de compte, il n’exprimait que des banalités. Le pire était qu’il y avait réellement chez ce médiocre quelque chose de grand. J’ai lu deux de ses anciennes compositions. Çà et là, des idées saisissantes, restées à l’état d’ébauches, aussitôt déformées. Des feux follets sur une tourbière… Et quel étrange cerveau ! Il a voulu n’expliquer les sonates de Beethoven. Il y voit des romans enfantins et saugrenus. Mais une telle passion, un sérieux si profond ! Les larmes lui viennent aux yeux, quand il en parle. Il se ferait tuer pour ce qu’il aime. Il est touchant et burlesque. Dans le moment que j’étais près de lui rire au nez,