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LA NOUVELLE JOURNÉE

moins ; il se donne tout à tous ceux qu’il aime.

Emmanuel regarda Christophe : le sérieux tragique de ses yeux volontaires s’illumina subitement d’une douceur profonde. Il prit la main de Christophe, et le fit asseoir sur le divan, près de lui.

Il se dirent leur vie. De quatorze à vingt-cinq ans, Emmanuel avait fait bien des métiers : typographe, tapissier, petit marchand ambulant, commis de librairie, clerc d’avoué, secrétaire d’un homme politique, journaliste… Dans tous, il avait trouvé moyen d’apprendre fiévreusement, çà et là rencontrant l’appui de braves gens frappés par l’énergie du petit homme, plus souvent tombant aux mains de gens qui exploitaient sa misère et ses dons, s’enrichissant des pires expériences et réussissant à en sortir sans trop d’amertume, n’y laissant que le reste de sa chétive santé. Des aptitudes singulières pour les langues anciennes, (moins exceptionnelles qu’on ne croirait, dans une race imbue de traditions humanistes), lui avaient valu l’intérêt et l’appui d’un vieux prêtre hellénisant. Ces études, qu’il n’avait pas eu le temps de pousser très avant, lui furent une discipline d’esprit et une école de style. Cet homme sorti de la bourbe du peuple, dont toute