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LA NOUVELLE JOURNÉE

se laissaient gagner, tout en le détestant, par une estime qui les irritait.

« On croit, avouait Bismarck, comme à regret, que rien n’est plus involontaire que l’amour. L’estime l’est bien davantage… »

Mais l’auteur de l’article était de ces hommes forts qui, mieux armés que Bismarck, échappent aux atteintes de l’estime et de l’amour. Il parlait de Christophe, en termes outrageants, et annonçait, pour la quinzaine suivante, une suite à ses attaques. Christophe se mit à rire, et dit, en se recouchant :

— Il sera bien attrapé ! Il ne me trouvera plus chez moi.

On voulait qu’il prît une garde pour le soigner ; il s’y refusa obstinément. Il disait qu’il avait assez vécu seul, que c’était bien le moins qu’il eût le bénéfice de sa solitude, en un pareil moment.

Il ne s’ennuyait pas. Dans ces dernières années, il était constamment occupé à des dialogues avec lui-même : c’était comme si son âme était double ; et, depuis quelques mois, sa société intérieure s’était beaucoup accrue : non plus deux âmes, mais dix logeaient en lui. Elles conversaient entre elles ; plus souvent, elles chantaient. Il prenait part à l’entretien, ou se taisait pour les écouter. Il avait toujours sur son lit, sur sa table, à