Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 10.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

300
LA FIN DU VOYAGE

Il était cloué dans son lit, immobile. À l’étage au-dessus, une sotte petite femme pianotait, pendant des heures. Elle ne savait qu’un morceau ; elle répétait inlassablement les mêmes phrases ; elle y avait tant de plaisir ! Elles lui étaient une joie et une émotion de toutes les couleurs et de toutes les figures. Et Christophe comprenait son bonheur ; mais il en était agacé, à pleurer. Si du moins elle n’avait pas tapé si fort ! Le bruit était aussi odieux à Christophe que le vice… Il finit par se résigner. C’était dur d’apprendre à ne plus entendre. Pourtant, il y eut moins de peine qu’il n’eût pensé. Il s’éloignait de son corps. Ce corps malade et grossier. Quelle indignité d’y avoir été enfermé, tant d’années ! Il le regardait s’user, et il pensait :

— Il n’en a plus pour longtemps.

Il se demanda, pour tâter le pouls à son égoïsme humain :

— « Que préférerais-tu ? ou que le souvenir de Christophe, de sa personne et de son nom s’éternisât et que son œuvre disparût ? ou que son œuvre durât et qu’il ne restât aucune trace de ta personne et de ton nom ? »

Sans hésiter, il répondit :

— « Que je disparaisse, et que mon œuvre dure ! J’y gagne doublement : car il ne res-